Des nuits cahotiques
(Texte écrit en pensant à "toi" et uniquement à "toi")
© Serge Muscat – Octobre 2023.
(Texte écrit en pensant à "toi" et uniquement à "toi")
© Serge Muscat – Octobre 2023.
Elle était d'une gentillesse exquise et possédait cette élégance que j'apprécie tant chez la femme en présentant d'une façon prononcée tous les attributs de la féminité. Un soir, je décidai d’aller la voir. Après une course effrénée à travers la capitale, j'arrivai devant chez elle. Le cœur palpitant, je composai le code d'entrée. Le portail s'ouvrit avec un petit bruit sec qui m'emplit de joie. En sortant de l'ascenseur, au dernier étage, j'allai avec délicatesse frapper à sa porte. Elle m'invita à entrer tout en me chuchotant avec un sourire: «viens, ne fais pas de bruit». La complicité de son attitude fit couler en moi comme un délicieux miel dont on n'oublie pas les saveurs. J'étais, sans m'en apercevoir, en train de traverser probablement les meilleurs instants de ma vie. Elle m'aida à enlever ma veste puis je m'assis sur le lit. Elle me proposa un verre de Martini que je pris avec plaisir puis vint s'asseoir à côté de moi. Je sentais dans chacun de ses mouvements une indicible confiance qui me procurait une douceur qui se propageait dans mon être tout entier. Il n'y avait pas dans ses gestes et ses paroles la moindre trace de défi, de taquinerie ou de légère agressivité que l'on rencontre parfois dans le tempérament de certaines femmes. Elle demeurait assise là, exclusivement pour moi, avec cette attitude légèrement grave que j'appréciais tant. Je bus lentement une gorgée d’alcool. Ce n'est que bien des années plus tard que je compris que ne revivrai plus un instant semblable.
_ Veux-tu des petits gâteux salés? me proposa-t-elle.
_ Oui, je veux bien. Elle se leva, mit dans une assiette des petits biscuits de toutes les formes et vint se rasseoir à côté de moi en posant l'assiette sur le lit. Je pris quelques amuse-gueule et trempai mes lèvres dans le Martini.
_ Tu as les yeux qui brillent, me dit-elle avec un sourire enfantin. _ Ça doit être le Martini. Je ne bois jamais d'alcool et ma tête commence déjà à tourner un peu.
_ C’est pourtant un alcool doux. Elle enroula avec timidité son bras autour de mon cou tout en me présentant devant la bouche un petit biscuit salé.
_ J'ai moi aussi un peu la tête qui tourne, me dit-elle avec un petit rire.
_ Heureusement que demain je n'ai rien à faire. Je me serrai contre elle et nous restâmes un long moment dans le silence.
_ Tu m'aimeras toujours? me dit-elle avec un regard inquiet.
_ Oui, je t'aimerai toujours.
_ Même lorsque j'aurai des rides?
_ Ne pense pas à ça. Je te donnerai tellement de caresses que tu ne vieilliras pas. On entendait au loin le léger brouhaha de la ville. * Ma conscience progressivement s'éveilla. La chambre était presque obscure. Envahi par une sensation d'une extrême douceur, je la sentais respirer silencieusement. Je ne savais pas du tout ce que j'allais faire de cette nouvelle journée. Et probablement ne devais-je pas être le seul à ne pas le savoir. Peut-être étions-nous des millions à nous poser cette question au même moment. Je me mis alors à penser à la vie frénétique qui régnait au-dehors. A l'issue de cette pensée, je me serrai immédiatement contre elle tout en posant ma main sur son ventre doux et tiède. Je me sentis aussitôt rassuré. Pourquoi la vie n'est-elle pas toujours ainsi, pensai-je. Dans quelques heures le jour se lèverait et nous irions peut-être ensuite nous promener tout en prenant notre petit déjeuner dans un café. Elle tourna soudain légèrement la tête en poussant un petit gémissement.
_ J'ai soif; pourrais-tu aller me chercher de l'eau, me susurra-t-elle.
_ Je pensais que tu dormais. Je vais te chercher de l'eau. Je me levai délicatement du lit et allai emplir un verre d'eau minérale. Le son de l'eau qui s'échappait de la bouteille pour aller s'échouer dans le verre résonnait dans toute la pièce. Lorsque le verre fut plein, le silence s'installa à nouveau. Je revins près d'elle. Sa main se tendit avec un geste gracieux et saisit l'objet transparent. A nouveau sous les couvertures, nous nous allongeâmes sur le côté, l'un en face de l'autre.
_ Nous pourrions prendre un appartement et vivre ensemble, me dit-elle avec une petite voix hésitante.
_ Je dois dire que je n'ai pas encore pensé à cela. Ça doit être étrange de vivre en permanence avec une personne.
_ Pourquoi dis-tu ça?
_ Je ne sais pas. Lorsque je vois la vie catastrophique des gens mariés autour de moi, je finis par avoir un peu peur de cette situation.
_ De quelle situation?
_ Celle d'être marié. Pour vivre avec quelqu'un, c'est comme lorsque tu dois faire un dessin: tu fais d'abord un croquis pour voir ce que cela donne et ensuite tu réalises le dessin final.
_ Mais pour nous le croquis est déjà fait. Et il est même fait avec un crayon plutôt B que H. Je m'arrêtai un instant. Puis je repris:
_ Vois-tu, la réalité me semble souvent moins éclatante que le rêve ou le songe.
_ Pas si tu traverses pleinement la réalité tout en la rêvant. Si tu aimes rêver, il faut alors rêver avec les yeux ouverts. Tire un peu la couverture de ton côté, s'il te plaît, car sinon elle va finir par tomber. Je tirai doucement la couverture dont un coin commençait à effleurer le sol. Elle poursuivit en se trémoussant:
_ Et d'ailleurs, même lorsque tu rêves tu es dans la réalité. Car lorsque tu rêves, tu n'es pas en train de rêver que tu rêves! Non non, tu rêves bien réellement!
_ Si nous dormions encore un peu? dis-je en m'enfonçant sous les couvertures.
Bien qu’étant occupé à diverses activités, je cherchais à me distraire un peu, en souhaitant parler de sujets qui m’intéressaient. Il en était de même pour tout le monde, et je ne dérogeais pas à cette règle. Une fois de plus, j’essayais d’oublier, comme je l’ai déjà dit, une situation douloureuse dont j’avais du mal à me remettre. Comme j’avais passé l’âge de certaines sorties que je faisais lorsque j’étais par exemple étudiant, j’avais fait la connaissance d’une jeune galeriste pour essayer de me changer les idées, lesquelles demeuraient sombres, et d’alléger la tristesse qui sommeillait au fond de moi. Je me disais en même temps que j’étais peut-être un peu responsable de la situation qui était la cause de mes idées noires, et me remettaient en question. Aussi avais-je décider de rencontrer cette jeune galeriste sans avoir d’objectif particulier en dehors d’avoir un peu de compagnie, de pouvoir discuter de choses qui me plaisaient, comme par exemple la création artistique. Et le fait qu’elle était galeriste, et donc qu’elle avait fait des études d’arts, avait motivé mon choix pour faire sa connaissance. Elle vendait des petites sculptures pour lesquelles je considérais leur esthétique comme étant tout à fait commune. J’appréciais bien plus les sculptures de Giacometti qui m’avaient fortement impressionné lorsque j’en avais fait leur découvertes. Ces personnages longilignes et décharnés, qui semblaient être un peu angoissés, c’est du moins de cette manière que j’interprétais ce je voyais dans ces sculptures, m’interpellaient sur la façon je me trouvais face à l’existence. Cette galeriste était au premier abord agréable, il m’était difficile d’en dire plus. Les quelques moments que je passais avec ce qui ne pouvait être qu’une « amie », même si je la connaissais encore très peu, m’occupaient l’esprit, en pensant à autre chose que cette étudiante avec laquelle j’avais subi un échec cuisant et que je vivais d’une manière dramatique. Ma mère, qui était encore vivante à cette époque, ne m’avait jamais vu encore dans un tel état. J’étais totalement bouleversé et elle ne savait plus quoi faire pour que je réussisse à refaire surface. Rien n’y faisait, je sombrais dans une sorte de gouffre sans ne rien comprendre à ce qui se passait. Cette étudiante m’avait tétanisé. Ma mère et mon oncle m’avaient emmené en consultation à la Salpêtrière car ils ne comprenaient vraiment pas ce qui avait pu se produire. Je leur disais que j’avais rencontré une étudiante à l’université et ne comprenaient pas pourquoi j’étais dans un tel état. J’étais resté une journée dans une chambre en étant complètement déprimé, à un point encore jamais atteint, et j’étais reparti ensuite de la Salpêtrière car je ne voulais pas rester dans cet endroit sordide. Ce qui se produisait était incompréhensible. Et ma famille s’inquiétait beaucoup. Surtout ma mère, qui cherchait à comprendre comment une fille avait pu me mettre dans une situation pareille. Elle ne m’avait encore jamais vu comme ça. Et moi-même, j’étais emporté sans comprendre ce qui se passait. J'étais follement amoureux de cette étudiante. Faute de pouvoir réaliser ce que j’avais espéré, j’essayais comme je pouvais de chercher de la compagnie avec qui j’avais un peu les mêmes motivations. Les quelques moments que je passais à bavarder avec cette galeriste m’occupaient un peu. Ça ne comblait toutefois pas le vide que je ressentais en moi. Iris, car elle se prénommait ainsi, proposait des moulages à partir d’œuvres réalisées par sa mère, c’est du moins ce qu’elle m’avait dit. Sa galerie minuscule ne proposait que très peu de sculptures. Elle se lançait, et il fallait bien commencer par quelque chose. Elle vivait avec un pilote de ligne avec qui elle n’avait plus de relations intimes, me disait-elle. Probablement était-elle à présent avec lui par contrainte matérielle. La contrainte matérielle était malheureusement ce qui menait le monde. J’en subis moi-même les conséquences bien plus tard. Ce pilote de ligne gagnait bien sa vie, car les salaires dans cette profession sont assez confortables. Et bien qu’elle n’eut plus de relation charnelle avec lui, d’après ce qu’elle me disait, elle restait tout de même avec cet homme. Les affaires étaient les affaires, et un euro était un euro. Tous les moyens étaient possibles et envisageables pour obtenir ces fameuses pièces de monnaie. Je l’avais déjà remarqué chez d’autres personnes, tout en éprouvant une certaine répugnance. Durant cette courte période, nous allions parfois prendre un verre dans un pub dont je ne supporte plus aujourd’hui la fréquentation. La musique y était forte et médiocre, et les clients étaient composés d’étudiants. C’était aussi une manière d’être en accord avec l’éternel étudiant que j’avais été pendant de très longues années, en étudiant des disciplines disparates et sans vouloir me spécialiser en quelque chose. J’en avais payé le prix fort, c’est-à-dire en traversant de grandes difficultés financières. Iris sous-louait un studio une semaine par mois à un prix très élevé pour pourvoir en payer le loyer mensuel. Elle appréciait d’avoir un pied à terre dans Paris alors qu’elle vivait à Fontainebleau. Je trouvais sa pratique de sous-location assez méprisable. Elle se comportait comme les « marchands de sommeil » qui pullulaient dans la capitale. Mais je ne lui avait jamais dit clairement ce que j’en pensais. Cette sous-location ajouté au fait qu’elle restait avec un homme seulement pour le côté matériel sans avoir de réelle relation avec lui avaient fortement influencé mon appréciation sur sa personne. J’avais compris rapidement que c’était une femme vénale et ne souhaitais donc pas la fréquenter encore longtemps. Les femmes vénales avaient toujours produit sur moi des réactions de profond dégoût et de répulsion. Après quelques semaines passées à aller lui rendre visite de temps en temps, elle m’avait demandé un soir si elle pouvait dormir chez moi. La demande était ambiguë et je ne savais pas comment l’interpréter. J’avais répondu par un non catégorique et sans détours. Elle avait alors insisté cinq ou six fois et je lui avais donné la même réponse négative. Iris avait donc abandonné en se sentant très offusquée. Je ne souhaitais pas m’aventurer sur ce terrain glissant dont l’issue demeurait très incertaine. Elle était donc repartie avec sa voiture commerciale pendant que je regagnais mon domicile. Ses attitudes et ce qu’elle faisait m’avaient profondément écœuré. Quelques jours plus tard, elle m’avait proposé de venir chez elle, en présence de son compagnon pilote de ligne et de quelques amis. J’étais arrivé au summum du mépris. Je lui avais envoyé un message par le bais d’Internet en lui disant clairement ce que je pensais des femmes de son espèce. Elle m’avait immédiatement répondu avec une très grande violence verbale et en m’insultant. Notre relation amicale s’était arrêtée là. Je ne l’avais jamais revue. Ainsi s’était clos la fréquentation de cette jeune galeriste.
Le 21e siècle est un curieux mélange de nombreuses choses. S’entrecroisent les livres de la culture la plus ancienne et les revues qui traitent des dernières découvertes faites dans le domaine de l’électronique. Ce siècle qui utilise toutes les ressources de l’invention de l’électricité est bien différent des autres siècles. Ce qui le caractérise le plus est son développement de l’informatique. Certains écrivains ont beau faire semblant de faire comme si toutes ces inventions n’existaient pas, il n’en demeure pas moins qu’ils les utilisent au quotidien. Ainsi nous lisons un livre d’Aristote, écrit il y a plus de 2000 ans, acheté sur une librairie en ligne grâce à Internet. Ce n’est plus la même chose qu’au 19e siècle. L’électricité est passée par là et cela modifie tout. Qu’il le veuille ou non, l’écrivain ne peut plus faire comme s’il s’éclairait à la bougie ou à la lampe à huile. Le contexte n’est plus le même. Et dans ce 21e siècle, l’informatique a radicalement tout changé, comme lorsque Marshall Mcluhan, dans son livre intitulé La galaxie Gutenberg, avait analysé les différents médias à son époque. Il y a un changement de paradigme avec l’utilisation massive de l’électronique. Il n’y a par exemple quasiment plus de correspondances par lettres postales. Ceux qui s’échangent des lettres sont devenus les derniers dinosaures avant l’extinction finale. Car le courrier postal est très long à acheminer et a un coût dans l’ensemble plus élevé que le courrier électronique et reste plus polluant car fabriquer du papier nécessite toute une chimie particulière qui consomme une grande quantité d’eau en plus du fait qu’il faut bien entendu couper des arbres. Il est donc préférable d’utiliser le papier pour les emballages et l’impression de livres. Comme à toutes les époques, nous faisons beaucoup d’erreurs, nous tâtonnons, sans savoir où nous allons. Malgré tout on continue à enseigner l’écriture car il semble que celle-ci possède des qualités et une grande utilité pour le développement d’un individu. Écrire sur un simple bout de papier semble être encore de la « haute technologie ». Notre époque est cependant pleine de contradictions, et l’on ne sait pas ce qu’il faut changer, faire évoluer, et ce qu’il faut conserver. Tout devient de plus en plus complexe et nous devons assimiler de plus en plus de disciplines, alors que le temps qui nous est imparti est toujours le même, c’est-à-dire les vingt-quatre heures d’une journée. On se demande si nous n’allons pas un peu trop vite. Car comment déterminer ce qui est essentiel et ce qui est superflu, voire nuisible ? Ce n’est pas une tâche aisée. Le philosophe du 21e doit aussi avoir quelques connaissances de base dans diverses techniques, comme par exemple l’électronique (qui est présente partout dans la vie quotidienne), ainsi qu’en informatique, laquelle est utilisée pour toute la gestion de la société ainsi que pour une quantité considérable d’autres activités. Il doit par conséquent avoir un minimum de connaissances sur la façon sont faits les programmes, lesquels influencent toutes nos décisions, notre manière de travailler, de nous nourrir, bref, toutes les choses qui constituent notre vie quotidienne. Ces petites puces électroniques, qui sont moins grandes que la taille d’une main, ont un impact considérable sur toute l’activité humaine. Le tracteur qui permet de labourer un champs pour au final produire ce qui permet de nous nourrir, contient de nos jours des technologies électriques, lesquels technologies électriques ont été fabriquées à partir d’autres technologies comme celle de l’informatique dont je parlais plus haut. La liste ainsi s’allonge sur tout ce qu’il faut connaître. Car il y a plus accumulation que substitution des techniques et des connaissances. Il s’opère une sorte d’empilement où les choses du passé continuent à exister avec celles du présent. Ainsi l’éolienne actuelle qui produit de l’électricité n’est en fait, dans son principe de base, que l’ancien moulin à vent de jadis. Il n’y a donc pas substitution. Et tout vient ainsi s’accumuler dans une complexité toujours plus grande. On voudrait réduire cette complexité croissante en remplaçant certaines choses par d’autres, mais on finit par s’apercevoir qu’il y a en fait juxtaposition plus qu’une simplification. Pour ceux qui étudient le très lointain passé, comme par exemple les égyptologues ou les archéologues, ils utilisent pour mener à bien leurs travaux des techniques basées sur la science actuelle. Et plus cette science et ces techniques seront développées, et plus ils seront en mesure de mieux comprendre ce passé. Ainsi le présent et les projets futures, permettent en même temps d’explorer mieux le passé. Par conséquent, mal connaître le fonctionnement et les outils du présent revient également à mal, ou moins bien connaître le passé pour ceux qui se consacrent à cette tâche. Il y a un empilement des connaissances et des pratiques dans un mécanisme de rétroaction. Et au final, on finit par s’apercevoir qu’il y a plus de nouvelles questions que de réponses. Pour reprendre le phénomène de l’accumulation, on peut par exemple prendre l’exemple de la bicyclette. L’invention de l’automobile jusqu’à son évolution actuelle n’a pas fait disparaître la bicyclette. Et nous nous retrouvons aujourd’hui avec un nombre croissant de modes de transport dans une accumulation toujours plus grande de possibilités, sans procéder forcément à une substitution de l’une par l’autre. Il en est de même avec les disciplines où il n’y a pas forcément substitutions des unes par les autres. Il faut au contraire en connaître de toujours plus nombreuses car dans la démarche inverse on risque d’être de plus en plus aliéné en maîtrisant moins bien nos choix et nos réalisations que nous opérons au quotidien. C’est aussi pour cette raison qu’il est très difficile de savoir où nous allons. Plus on se spécialise en restreignant notre champs d’investigation et moins, paradoxalement, on est apte à comprendre la réalité du monde dans lequel nous participons.