Traversée théorique sur le film « Les tontons flingueurs » de Georges Lautner

Le film Les tontons flingueurs, qui a eu un grand succès auprès des couches populaires, soulève de nombreuses questions. En effet, pourquoi ce film, dont le scénario a été écrit par Michel Audiard, a-t-il rencontré une telle adhésion du public de masse ? Ce film présente des gangsters qui gagnent bien leur vie dans des activités illicites, qui s’habillent et ont un mode de vie identique à celui du bourgeois, en utilisant cependant un langage populaire, l’argot, dont la création est le fruit du travail de Michel Audiard. Ainsi nous voyons la maquerelle, le trafiquant d’alcool et d’autres personnages qui sont tous occupés à des tâches illégales. Cependant ces personnages ont tous l’air « sympathiques » auprès des spectateurs. Et les dialogues de Michel Audiard sont également très appréciés du public. On pourrait se demander pour quelle raison ? Pour la raison simple, et qui crève les yeux tellement elle est affichée sans détours, que les gangsters, représentant en fait la classe ouvrière avec son parler populaire et argotique, peut vivre dans des conditions matérielles identiques à celles du bourgeois et même, d’une certaine manière, avoir les mêmes goûts. Ainsi ces gangsters rebelles, bien que semblant au premier abord contester l’ordre bourgeois, finissent en fin de compte à vivre, à se comporter et à adopter le même point de vue de ceux à qui ils paraissent s’opposer. Ils ne conservent que leur langage populaire, tout le reste étant calqué sur le mode de vie bourgeois.

Ainsi ce qui plaît au spectateur, c’est en quelque sorte la revanche sociale où des individus ont le même pouvoir économique que celui de la bourgeoisie, tout en imposant cependant la gouaille et l’argot populaires. Ce sont donc finalement deux cultures qui s’affrontent par le biais du langage. Mais elles ne s’affrontent pas totalement, car les gangsters sont par exemple habillés en costumes bien coupés, et le personnage joué par Lino Ventura possède chez lui des meubles typiquement bourgeois. Cela signifie donc qu’il partage tout de même certaines valeurs de la bourgeoisie. On pourra dire que ce n’est peut-être pas une totale adhésion aux canons de la culture bourgeoise et que ça peut être aussi une certaine forme d’ironie et de provocation à l’encontre du spectateur bourgeois, en lui signifiant que lui aussi peut s’acheter ce genre de meubles. Cependant il ne me semble pas que cela soit le cas dans le film.

D’autre part dans l’histoire qui est présentée au spectateur on y voit des cours d’anglais qui sont dispensés à la nièce du personnage joué par Lino Ventura. Ainsi on en revient en somme aux stratégies utilisées par la bourgeoisie qui finance par exemple un précepteur pour que l’enfant puisse apprendre certaines disciplines. Ces tontons flingueurs désirent donc au final que leur nièce parle un français que l’on pourrait dire « standard », au sens où c’est le langage utilisé par les professeurs et choisi aussi démocratiquement, et qu’elle apprenne également l’anglais.

Que peut-on déduire de ce qui a été dit ici jusqu’à présent ? On peut dire que ces contestataires de l’ordre bourgeois ne sont pas si contestataires que cela. Car en fait tout converge vers le souhait de vivre comme un bourgeois. Ainsi à la fin du film la nièce des tontons flingueurs se marie à un fils de banquier, le banquier n’étant pas particulièrement un prolétaire ni même un « petit » bourgeois. Il y a donc une sorte d’ascension sociale, puisque la société est structurée d’une manière pyramidale, où la nièce partage les valeurs de ce fils de banquier qui pratique des recherches de musique expérimentale et que le personnage joué par Lino Ventura ne semble pas apprécier.

Ainsi après avoir copié, sans même chercher à comprendre pourquoi, à part le fait de s’attribuer les mêmes objets que ceux qui détiennent le pouvoir et donc de vouloir aussi le même pouvoir, Lino Ventura, dans son rôle, se cogne à un mur culturel représenté par exemple par la musique faite par le fils du banquier avec de l’eau qui goutte à des robinets. Mais malgré tout, il se dit que c’est une bonne chose que cette nièce se marie avec un fils dont le père est dans la finance, et non par exemple avec un tourneur-fraiseur ou un peintre en bâtiment. Ce que le public populaire apprécie, sans en prendre totalement conscience, est le fait de voir accéder la nièce des gangsters à la haute bourgeoisie, tout en la contestant en même temps. Situation contradictoire où le spectateur souhaite devenir en quelque sorte comme ce banquier mais tout en refusant également tout ce qu’il représente. C’est ce que fait la vraie maffia lorsqu’elle tente de blanchir son argent en la plaçant dans des biens ou des activités dont s’occupent « les cols blancs ».

Ainsi ces tontons flingueurs sont d’une certaine manière des bourgeois malgré leur langage populaire qui pourrait amener à penser qu’ils œuvrent pour le mieux-être du prolétariat. Ils se comportent même d’une manière bien plus autoritaire qu’une certaine partie de la bourgeoisie. Le personnage incarné par Lino Ventura est une sorte de dictateur qui impose sa loi aux autres truands et qui finit par être « reconnu » par un banquier. Le public majoritairement populaire de ce film semble apprécier tout ce qui s’y déroule ainsi que la morale proposée par les personnages. L’idéal que propose Michel Audiard aux couches populaires est donc de devenir des bourgeois autoritaires. Et l’audience de ce film nous amène à penser que c’est ce que souhaitent les spectateurs. Ceux-ci et Michel Audiard sont donc en totale contradiction avec eux-mêmes. C’est ce que l’on pourrait appeler une forme d’aliénation, puisqu’ils veulent devenir des bourgeois tout en rejetant en même temps leur culture et la nature de leurs savoirs. Une aliénation qui au final produit le pire, c’est-à-dire un comportement et des idées franchement réactionnaires.

J’espère que ces quelques réflexions théoriques vous aideront à mieux voir ce que sont en fait les scénarios de Michel Audiard et son argot mythique. Il y a de fortes chances, si vous revisionnez Les tontons flingueurs, que votre interprétation soit modifiée après avoir lu ce bref article.

© Serge Muscat – Mars 2025.

Quelques problèmes du miroir et de la notion de répétition en littérature

Sur les médias de masse comme la télévision, la radio ou la presse, il est souvent mis en avant, dans la rubrique dite « culture », soit la littérature avec les romans, soit le cinéma de fiction ou alors également le théâtre, en laissant de côté tous les autres domaines qui font aussi partie de la culture. J’ai trouvé cela curieux et je me suis donc posé des questions. Qu’est-ce qui fait qu’il y a autant de romanciers et par exemple très peu d’anthropologues lorsqu’on présente la culture sur les médias de masse?Pourquoi cette modalité de la « connaissance » est-elle plus privilégiée plutôt que par exemple la sociologie ou la philosophie ? Je me suis alors posé une autre question qui est de savoir ce qui est commun à ces différents domaines ainsi qu’à d’autres. Essayons donc d’y voir un peu plus clair.

Le succès du roman, lorsqu’on parle de culture, est à mon avis lié au fait qu’il est facile d’accès, en utilisant un vocabulaire de la vie courante et n’utilisant que très peu de jargons spécialisés comme ceux utilisés par exemple en sciences sociales ou dans différentes branches des métiers divers qu’on trouve dans la société. D’autre part la littérature romanesque, par n’importe quel bout qu’on la considère, repose toujours en dernier ressort sur le procédé du miroir. Elle se veut être le miroir d’une réalité sociale qui, dans tous les cas, est filtrée par la subjectivité de l’auteur, mais que cet auteur considère cependant plus ou moins comme étant objective. Ainsi dans les narrations mêmes les plus imaginatives, l’auteur fait également appel à ce que l’on nomme le vécu personnel, ayant pour source la perception par ses cinq sens de ce que chacun dit être « la réalité ». Et le social est composé d’une multitude de réalités différentes. Le roman cherche à être dans tous les cas le miroir de cette fameuse réalité tout en n’utilisant pas un vocabulaire trop spécialisé. Un romancier ne va par exemple pas utiliser les termes parfois très obscures de la philosophie car il souhaite la plupart du temps se faire comprendre facilement. Et de plus le romancier « montre », plus qu’il n’essaie de tout expliquer. Il montre des personnages qui parlent et agissent, avec cependant une certaine intentionnalité, en essayant de faire comprendre au lecteur quelque chose qui lui semble important. Il travaille essentiellement, la plupart du temps, avec l’outil qu’est le miroir, en essayant par le biais du langage de faire refléter des personnages, des situations, des paysages, des objets, etc.

Mais de fil en aiguille on en arrive bien vite à se poser aussi des questions sur le langage. Car le langage est également, par sa nature, un outil qui se voudrait être l’image reflétée d’une certaine réalité perçue par les cinq sens. Et on voit rapidement la foule de questions que cela soulève. La perception est aussi importante que le langage pour comprendre le réel, et les deux cohabitent et se complètent. Pas de perception « juste », ou au moins une tentative de perception juste, sans langage, car le langage peut par exemple orienter l’attention dans notre perception, en décidant par exemple de regarder telle chose plutôt qu’une autre. Et le langage se nourrit également de la perception , lorsqu’on découvre par exemple une nouvelle particule en physique ou un nouvel animal non encore connu, on leur attribue un nom, un nom qui est arbitraire et qui aide à faire entrer cette nouvelle particule ou ce nouvel animal dans notre esprit, dans notre conscience, le tout interagissant dans une boucle systémique. C’est donc aussi pour cette raison que le cinéma, depuis son invention, a également un très grand succès à côté du roman. Car le cinéma se propose d’être aussi un reflet fidèle de la réalité sans passer uniquement par la répétition du langage comme dans le roman. Car le langage, comme l’a compris Jacques Derrida, est une sorte de répétition d’une réalité qui serait originelle. Ainsi lorsque je dis que je vois une pomme en utilisant le langage, cette pomme préexiste avant de la nommer et le langage vient donc en quelque sorte répéter avec des mots la réalité de la pomme qui est sur une table. Et le cinéma a la prétention de montrer directement cette réalité originelle par les sens de la vue et de l’ouïe, même si les personnages utilisent le langage dans les dialogues. Mais se pose alors la question de savoir si le réel reflété par la pellicule est aussi « vrai », complet et neutre que le réel perçu directement par nos sens et sans aucun intermédiaire, comme l’est par exemple la pellicule, lorsque nous faisons une ballade en forêt ou lorsque nous nous promenons dans la ville. Et de questions en questions, nous en arrivons aussi à regarder du côté du théâtre où le spectateur est confronté à une sorte de réalité brute et qui serait plus originelle, sans passer par l’intermédiaire d’un média quelconque en provocant « le contact direct » avec le public. Ainsi le metteur en scène et les comédiens se disent eux aussi tout autant porteurs et messagers de la réalité.

La littérature, le cinéma et le théâtre sont les domaines les plus représentés dans les rubriques « culture » car ils proposent une explication du réel tout en employant un langage pas trop abscon et spécialisé pour parler de l’homme. On dit d’un livre, quel qu’il soit, qu’il se lit par exemple « comme un roman » si son propos est clair et facile d’accès. Ceci cachant bien entendu aussi une grande complexité car le lecteur de romans et le spectateur de cinéma et de théâtre ne comprennent que ce qu’ils sont en mesure de comprendre sous l’apparente simplicité de ce qui leur est proposé. Mais cette simplicité est ce qui séduit le plus grand nombre, alors que des livres comme ceux de Jacques Derrida, de Jacques Lacan ou de Pierre Bourdieu, pour ne prendre que ceux-ci, sembleront d’un accès beaucoup plus difficile tout en traitant cependant des mêmes questions soulevées par le roman, le cinéma et le théâtre. C’est aussi ce qui explique le succès parfois vertigineux de certains romans ou de certains films. Alors que les livres par exemple de sociologie et de philosophie ont un tirage bien moindre, même si au final ils traitent des mêmes questions mais avec une approche, des outils et un langage spécialisé. Beaucoup de gens préfèrent par exemple regarder un film traitant de l’inceste tout en se « détendant » plutôt que de se plonger dans les livres de Freud qui traitent également de ce sujet parmi d’autres. Et regarder un film comme « Rencontre du troisième type » est plus agréable et a plus de succès que de lire ou d’écouter un astrophysicien qui tente lui aussi d’émettre des hypothèses sur la possibilité d’une vie ailleurs dans l’univers en ne s’aidant pas de la fiction cinématographique pour s’exprimer. Ou alors encore un roman de Proust a plus de succès pour traiter des questions de la mémoire et du temps humains que de lire par exemple un livre de Bergson qui traite également de ces sujets. Et le roman ne se cantonne pas uniquement aux questions soulevées par les sciences humaines, même si en bout de raisonnement on en vient toujours à l’homme car c’est lui et lui seul, de par le fait d’exister et d’attribuer un sens au monde alors que le monde pourrait exister sans l’homme mais il n’y aurait donc plus personne pour tenter de donner du sens à la réalité de l’univers (s’il n’y avait que des animaux sur Terre ces animaux prendraient « conscience » comme ils peuvent que d’autres animaux existent, sans toutefois s’apercevoir qu’ils sont sur une planète, etc, et vivraient paisiblement jusqu’à ce que se produise l’extinction du soleil) le roman peut traiter également des sciences dures comme le fait Aldous Huxley dans « Le meilleur des mondes » où il est question de nouvelles formes d’apprentissage et de génétique, de clonage donc à priori d’égalité totale entre les individus clonés, de justice sociale et de bien d’autres choses encore. Et dans le cas de la science-fiction, il est à remarquer qu’il y a de nombreux romanciers de ce genre de littérature qui ont aussi assez souvent également une formation aux sciences dures acquise durant leurs études. On peut dire que dans tous les cas, émettre une hypothèse par le biais de la fiction romanesque aura plus de succès auprès du public que de présenter cette hypothèse dans une forme aride dans un livre scientifique distribué par un nombre restreint de librairies.

(A suivre…)

Copyright Serge Muscat – mars 2025

Quelques considérations sur l’IA

A l’heure actuelle où les médias de masse se passionnent pour cette nouvelle technologie en la présentant, pour la plupart, comme une solution à de nombreux problèmes humains, il serait peut-être bon de prendre un peu de recul et de réfléchir sur ces machines qui ne sont que le fruit de l’invention humaine.

Les questions que soulève l’IA sont si nombreuses qu’il est impossible de les traiter toutes. Aussi n’aborderons-nous que quelques unes d’entre elles.

Une IA repose, pour fonctionner, sur des ordinateurs. Les ordinateurs existent déjà depuis plusieurs décennies. Or avec l’IA l’ordinateur semble pouvoir réaliser des choses qui n’étaient pas possibles auparavant. Que s’est-il donc passé ? Cette nouvelle possibilité vient donc de la façon de programmer les ordinateurs. Ce qui caractérise l’IA provient de la manière de réaliser des programmes. Qu’est-ce qu’un programme ? C’est une suite d’opérations logiques qui s’appliquent à des modèles mathématiques qui pilotent la machine. Donc les modèles mathématiques sont au centre de l’IA. Ainsi se pose la question de savoir ce que peuvent les mathématiques, puisqu’elles sont utilisées par l’IA. Les mathématiques peuvent-elles tout expliquer, par exemple ce qu’est le désir ou l’élan vital dont parlait Bergson ? Pour le moment les mathématiques n’ont pas apporté d’explications à ces deux choses ainsi qu’à d’innombrables autres. Les mathématiques ne sont qu’un langage (on parle de langage mathématique) parmi d’autres langages. Le langage naturel, donc celui utilisé ici, possède autant de possibilités que le langage mathématique, lequel repose en grande partie sur le langage naturel, car les symboles utilisés en mathématiques renvoient à des mots du langage naturel qui eux-mêmes forment des concepts. Donc L’IA n’est qu’une machine dans laquelle l’homme y a incorporé des mathématiques qui ne sont qu’une création humaine. On en revient donc à l’homme.

De fil en aiguille on s’aperçoit bien vite que l’IA n’est qu’un reflet de ceux qui la construisent, et que ces individus ont une culture complexe, avec par exemple des croyances et des désirs. Les modèles mathématiques ne sont qu’au service de toutes les informations traitées par l’ordinateur qui sont au sens large la connaissance. Car une IA fonctionne avec des programmes basés sur les mathématiques et également, sans quoi l’IA ne produirait aucun résultat, une somme considérable de données qui ne sont que des connaissances produites par les hommes et qui ne sont également que des savoirs temporaires qui pourront être réfutés par d’autres hommes en tentant de s’approcher de la vérité.

Ainsi l’IA est une sorte de distributeur très rapide d’informations déjà inventées par des hommes particuliers et possédant une culture propre. Les informations que traite l’IA, donc l’ordinateur, ne sont que des informations préexistantes entrées dans la machine par des milliers d’opérateurs de saisie. Et lorsque l’IA utilise les informations du web, ce sont aussi des informations qui ont l’humain pour origine (les textes rédigés par les internautes, les réponses à des questionnaires, etc). Que cela soit les opérateurs de saisie ou le web, les informations ont dans tous les cas, lorsqu’on remonte à la source, l’homme pour origine. Donc l’IA est une sorte de reflet des hommes, sans avoir la moindre autonomie. La machine ne pense pas, pas plus qu’elle n’a de désirs.

A partir de là, il n’y a pas « une » mais « des » IA, comme il n’y a pas un homme mais des hommes. Ainsi chaque pays, pour ne pas dire groupe d’individus, va chercher à créer son IA en défendant sa propre culture, puisque l’IA n’est qu’un reflet de ceux qui la fabriquent. Ainsi ChatGPT va répondre d’une certaine manière à certaines questions. Mais ces réponses ne sont pas inventées de toute pièce par la machine et dépendent du programme et des données qui sont produites par les concepteurs de ChatGPT. Ainsi un programme de traduction de textes ne fait que traduire un texte selon le programme et les données qui sont entrés dans l’ordinateur. Est-ce la bonne traduction ? Qu’est-ce qu’une bonne traduction ? L’IA ne traduit le texte que par rapport aux informations dont elle dispose pour son fonctionnement. Et ces informations proviennent encore des hommes qui ont une culture, des croyances et des désirs. Le programme et les données ne sont que l’objectivité de celles et ceux qui sont à la source de ces informations.

Il y a une multitude de façons de traduire un texte car il n’y a pas vraiment de correspondance totale entre les langues. Les langues sont le résultat d’une culture où tout vient s’agréger sur le langage, le climat, le genre de nourriture, la faune, la flore, etc. C’est l’homme qui invente les mots pour désigner tout cela. Comment traduire par exemple tous les états de la neige dont parlent les peuples de l’extrême nord pour les faire comprendre à un peuple du désert ? Comment faire correspondre dans la traduction tous les mots inventés par les peuples du nord aux mots qui n’existent par exemple pas chez les peuples qui vivent dans le désert, étant donné que leur vocabulaire correspond à leur réalité vécue au quotidien ?

On voit donc bien vite l’étendue de la complexité des problèmes posés. Et l’IA ne traduit un texte que par rapport aux informations qui ont été entrées dans l’ordinateur. Ainsi chaque IA proposera dans le cadre d’une traduction son propre texte qui sera différent des autres IA. Il n’y a pas une traduction universelle qui serait plus objective que les autres, car il y a une multitude de cultures et d’individus à la source des programmes et des données. Vous pourrez vérifier ceci en posant par exemple strictement la même question à plusieurs IA différentes. S’il existait une objectivité universelle dont l’ordinateur serait la source, on devrait par conséquent obtenir strictement la même réponse avec strictement le même texte. Or on s’aperçoit qu’il y a de grandes différences et de grandes variations dont la cause est la différence des individus et des cultures de ceux qui ont réalisé chaque IA. Par conséquent un ordinateur n’est pas plus objectif à lui seul que ne le sont les humains. L’ordinateur ne fait que refléter la subjectivité de ceux qui ont participé à sa réalisation et au choix des données.

Ainsi l’IA en elle-même ne détient aucune vérité. Sa seule vérité est la vérité que lui proposent chaque homme et chaque culture. C’est seulement un outil qui peut aider à la présentation et à la proposition des solutions que donnent les hommes. L’ordinateur en lui-même ne propose rien de plus que ce que proposent les hommes. Car l’ordinateur n’est pas un homme mais juste une création de celui-ci. Si l’ordinateur est une création humaine, il est également impossible d’expliquer ce qu’est l’homme. Et l’ordinateur à lui seul ne pourra probablement jamais expliquer ce qu’est l’homme étant donné que celui-ci est le fruit de l’intelligence humaine. Les réponses sont donc à chercher dans l’homme, qui est le seul être vivant à questionner le monde et l’univers. L’IA l’aidera dans cette tâche mais ne sera qu’une aide parmi de très nombreux autres outils. La réponse finale sera donnée par l’homme et non par ses créations technologiques. L’ordinateur n’est pas Dieu. Et pourtant beaucoup de gens actuellement croient en l’ordinateur comme un croyant s’agenouille en pensant à Dieu. L’IA n’apportera pas plus de réponses que la pierre taillée chez les hommes préhistoriques. L’IA les aidera peut-être à vivre mieux s’ils en font un bon usage. Mais s’ils l’utilisent mal, l’IA pourra aussi servir à dominer d’autres hommes et à faire la guerre. L’IA ne sera que ce que les hommes choisiront qu’elle soit, c’est-à-dire espoir et croyance en l’homme ou alors nihilisme et destruction jusqu’à peut-être l’éradication de l’espèce humaine. Ce n’est pas l’IA qui choisira à la place de l’homme, car celle-ci ne possède pas de désirs. Il n’y a que l’homme qui est une sorte de machine désirante. Et de là provient sa force mais aussi sa faiblesse

© Serge Muscat – février 2025.

La conquête de l’espace intérieur

Une femme un peu naïve me disait : « Il y a tout dans les livres. » Je ne savais pas, si toutes les réponses étaient dans les livres, si l’homme serait enfin en paix et accepterait mieux la vie en lisant des livres. Cette femme disait cela peut-être parce qu’elle n’avait pas la force de chercher elle-même les réponses à ses questions. Elle trouvait cependant agréable et libérateur le fait de trouver des réponses dans les livres, comme d’autres cherchaient des réponses en regardant la télévision ou en faisant une promenade en forêt. Elle disait qu’on trouvait tout dans les livres aussi parce qu’elle n’avait pas encore pris conscience que d’autres qu’elle cherchaient aussi des réponses. Ainsi elle découvrait qu’elle n’était pas seule, malgré son profond sentiment de solitude. Des hommes et des femmes lui donnaient quelques réponses à ses questions. Sans en prendre pleinement conscience, elle découvrait ce que l’on appelait le social. Car les livres étaient écrits par des humains comme elle, alors qu’elle avait cette indescriptible impression que les livres venaient d’un autre monde, comme si des dieux les écrivaient, en ne s’imaginant pas un seul instant que leurs auteurs prenaient le métro comme elle, lorsqu’elle allait au travail, et qu’ils faisaient également la queue au supermarché. Elle attribuait sans s’en apercevoir un caractère divin aux livres, comme si ceux-ci provenaient du monde des cieux et dont les auteurs n’avaient pas de corps.

Ainsi lorsqu’elle apprenait la mort d’un auteur qu’elle appréciait, elle ne voulait pas y croire vraiment, car pour elle ceux qui apportaient des réponses dans les livres demeuraient comme immortels et n’étaient pas soumis aux lois de la difficile condition humaine. Puis, après quelques instants, elle finissait par accepter que cet auteur dont elle avait appris la mort n’était en effet plus de ce monde et qu’il était aussi vulnérable qu’elle. Il ne serait plus là pour lui apporter des réponses. Et à ce moment précis, elle se trouvait alors dans une solitude extrême. Il n’y aurait plus de réponses dans les livres de cet auteur qu’elle lisait, et s’apercevait alors qu’elle devait trouver elle-même des réponses aux questions qu’elle se posait. C’était une épreuve redoutable. Elle comprenait alors que tout n’était pas dans les livres et que de plus leurs auteurs mourraient.

Ainsi la prise de conscience du social s’accompagnait également de la constatation que l’homme ne pouvait pas se passer de ses semblables et qu’ils apportaient un sens à la vie de chacun. L’homme était seul sans pouvoir toutefois vivre sans les autres.

Les réponses aux questions ne se trouvaient pas uniquement dans les livres. Elle se manifestaient partout, dans le sourire de la boulangère, chez le facteur à qui l’on disait bonjour, chez ceux aussi qui ne pouvaient pas lire de livres en étant trop épuisés par le travail, chez ceux également qui essayaient de survivre dans une misère profonde, chez ces naufragés de la vie perdus dans une société dont ils ne comprenaient pas les rouages.

Cette femme qui pensait que toutes les réponses se trouvaient dans les livres était encore jeune. Dix ans plus tard elle se mit elle aussi à écrire des livres. Elle avait appris à chercher des réponses par elle-même, et le fait de partager ces réponses lui procurait une certaine joie. En retour les lecteurs lui apportaient d’autres réponses dont elle n’avait pas elle-même trouvé de solution. Et elle se disait que c’était là le seul et unique sens de la vie.

© Serge Muscat – Janvier 2025.

James Bond et la technologie

Lorsque nous regardons les adaptations faites au cinéma des romans de James Bond écrits par Ian Fleming, le spectateur est souvent sous la fascination d’un déluge technologique. Ainsi lui sont montrés des gadgets à profusion et des hommes qui dominent le monde par l’intermédiaire de la technologie. Il y a en quelque sorte une bonne technologie, celle que possède James Bond, et une mauvaise technologie, celle qui sert à asservir l’humanité et dont s’empare le méchant combattu par James Bond.

Il est à remarquer que l’objet de chaque mission entreprise par l’agent secret est d’empêcher l’appropriation par le méchant d’une nouvelle technologie qui, dans les mains de ce dernier, nuira à la société. Ainsi on comprend assez rapidement que la technologie en elle-même n’est pas forcément négative et porteuse de dystopie, et qu’elle dépend avant tout de l’utilisation qui en est faite par l’homme. Dans la plupart des technologies réalisées, rarement sont réellement pensées les utilisations et les conséquences qui sont engendrées par ces technologies. La quête de la nouveauté et de l’innovation pour l’innovation sont avant tout le moteur de celui qui innove, comme ceux qui font de l’art pour l’art avec le simple objectif de faire du nouveau.

Ainsi dans les films de James Bond c’est le méchant qui révèle l’utilisation possible d’une technologie à laquelle son créateur n’avait pas pensé. L’utilisation faite par le méchant de la technologie est toujours détournée et différente de celle imaginée par son créateur. Par exemple les médias de masse sont utilisés pour diriger l’opinion de la planète, et non pour éclairer le citoyen. Ou alors un fanatique partisan de l’eugénisme veut utiliser certaines inventions pour faire disparaître une partie des hommes et ne conserver qu’un groupe d’élus qui, selon lui, sont les plus aptes à perpétuer une espèce humaine parfaite.

Ainsi, sans être vraiment de la science-fiction, les James Bond questionnent le rôle et l’utilité de la techno-science dans la société. Et l’utilité de cette dernière est toujours positive entre les mains de James Bond, alors qu’elle est destructrice entre les mains de celui qui joue le rôle de méchant et qui incarne le mal. Bien utilisée, cette techno-science semble utile et capable de résoudre de nombreux problèmes tout en étant porteuse d’espoir. Contrairement aux films qui traitent de la dystopie, la techno-science est envisagée comme une sorte de fin ultime de l’humanité. Du reste les James Bond se terminent toujours avec une note d’espoir où l’amour et le bien triomphent sur le mal. Et ce bien est du côté de la technologie et de ceux qui la font.

Nous retrouvons là l’utopie américaine, mais aussi de nos jours mondiale dans une certaine mesure, que la technologie va résoudre tous les problèmes de la condition humaine, et qu’elle va lui faire accéder à ce fameux bonheur dont tout le monde parle et dont personne ne sait exactement ce qu’il est, de quoi il est constitué. James Bond est donc une apologie de la techno-science, comme les transhumanistes voient en cette dernière le salut pour l’humanité. Quant à savoir ce à quoi serait confronté l’homme qui réussirait à devenir immortel par le biais de la technologie, c’est une question que ne semblent pas se poser les transhumanistes ou les films de James Bond.

© Serge Muscat – Février 2025.

Mettre sa pensée à plat

Mettre sa pensée à plat donc. Dans le vacarme des villes, trouver un lieu calme et paisible pour tout mettre à plat. Ce n’est pas une chose facile. Comment rendre intelligibles les souvenirs, les propos entendus ou lus, les images par milliers, tout ce que l’homme peut engrammer au cours d’une vie ? Et cette trivialité du quotidien dans lequel nous sommes englués ; pris en étau entre les journaux, la radio, la télévision et les affiches publicitaires nous incitant à consommer des produits inutiles toujours plus nombreux. Comment, dans cette pagaille, réussir à mettre sa pensée à plat ?

A peine pense-t-on s’isoler que déjà le téléphone mobile sonne pour nous annoncer mille mauvaises nouvelles. Pas d’intemporalité dans cette vie où tout est surdaté. Que ferait un écrivain avec une machine à écrire mécanique à l’aube du XXIe siècle ? Les jeunes et les autres gens se moqueraient de lui ! Le temps nous met des chaînes aux pieds jusqu’à ne plus pouvoir avancer dès que l’axe temporel se décale de dix années. Comment, dans ces conditions, être dans l’universel ? Nous sommes dévorés par l’actualité. Pourtant mettre sa pensée à plat nécessite de se dégager de ce temps trop présent. S’inscrire dans la durée, regarder en arrière pour mieux comprendre l’histoire qui a réalisé cet ici et maintenant. Comment savoir où nous allons si nous effaçons nos traces au fur et à mesure que nous avançons ? Notre angle de vision se rétrécit toujours plus, et l’année dernière nous semble un passé loin et poussiéreux. De ce fait, mettre sa pensée à plat devient un exercice périlleux. Impossible de coucher sa pensée sur le papier sans un minimum de profondeur temporelle. Impossible d’être un pur présent et de parler en même temps. Impossible également de satisfaire aux tâches quotidiennes tout en parlant. Un lavabo bouché et voilà que toute notre attention est mobilisée, tout comme une coupure d’électricité ! Le quotidien semble vulgaire. Les penseurs ont-t-ils des fuites d’eau dans leur appartements ? Comment, donc, mettre sa pensée à plat lorsque la plomberie est défaillante ? Deleuze dirait que toute affaire de ce genre relève de la bêtise. Pourtant rien de plus concret qu’une plomberie défectueuse. Ce concret qui lui est si cher lorsqu’il parle de philosophie.

Surtout ne pas se regarder. S’oublier en vivant sa pensée. Dès que l’on se regarde dans une glace, tout est perdu. Impossible de se voir et d’être en même temps.

Mettre sa pensée à plat nécessite également de ne pas être plongé dans l’oisiveté. Rien de bon n’a jamais été fait chez les gens qui s’ennuient. Chez eux les pires tares se développent, comme par exemple la pratique des jeux, qu’ils soient classiques ou vidéo. Le jeu a toujours été le fléau de la société. Une société qui joue est une société malade.

Mettre sa pensée à plat implique de se poser certaines questions. Mais une question amenant rapidement à une autre question jusqu’à l’infini, il est bon de ne pas se laisser prendre au jeu d’une méditation douteuse. On se perd vite dans ce labyrinthe dont la seule sortie est le sommeil. Le quotidien nous aide à ne pas tomber dans ce gouffre. La pensée pratique et ingénieuse oblige à résoudre des problèmes. Pas de tourbillons lorsqu’il faut se plier à la logique d’un ordinateur, cette merveilleuse invention du XXe siècle. Nous sommes là confrontés à un monde qui résiste. Et c’est bien pour cela que les philosophes n’aiment guère les ingénieurs, même s’il existe des philosophes de la technique.

De plus, mettre sa pensée à plat relève quelque part de l’exploit. Comment être assis devant son bureau lorsque nous sommes pris de vertige devant le non-sens de l’existence ? Comme l’écrivait Cioran, la seule position raisonnable est celle d’être allongé. Car nous sommes pris d’effroi face à l’absurdité de notre condition de vivant. Comment se lever du lit lorsqu’on a la sensation d’avoir un poids de cent kilos sur le ventre ? L’appel à la vie ? Ou plutôt l’instinct de conservation… Cet instinct qui nous pousse vers une journée de plus en criant plus fort que notre raison qui nous dit : « à quoi bon ? ». La faim est plus forte que notre entendement ; et à certains moments nous donnerions n’importe quoi pour un morceau de fromage…

Coincé entre le nihilisme et l’instinct de survie, mettre sa pensée à plat demande un certain héroïsme. Se jeter dans la gueule ouverte de la vie, pour être ensuite digéré par une vieillesse qui s’étire indéfiniment en nous remémorant nos vingt ans.

On peut passer toute une vie à mettre sa pensée à plat. Une vie entière à faire le bilan de chaque journée écoulée, à faire le calcul de nos doutes, de nos erreurs, de nos folies aussi. Jusqu’à, surtout, écrire une littérature qui ne fasse pas appel au mythe de l’écrivain, comme l’a si bien montré Roland Barthes. Mettre sa pensée à plat ne consiste pas à bâtir un mythe supplémentaire, mais plutôt à s’approcher le plus près possible du réel. Exercice périlleux car le mot n’est pas l’objet. Et parler revient à prendre du recul, à s’éloigner des choses. Il n’y a pourtant pas d’autre biais pour comprendre le réel, si toutefois ce mot signifie quelque chose. Car nous sommes tous conviés à faire de la surenchère sur ce réel que cependant personne n’arrive à percevoir clairement. « Il faut voir la réalité en face » nous disent des personnes qui semblent éclairées. Et pourtant, sait-on vraiment de quoi l’on parle ?…

Mettre sa pensée à plat c’est également se retirer de toute compétition. Cette compétition qui commence à l’école primaire pour se terminer dans la tombe. Cette folie sportive qui fait de tout romancier un compétiteur dans la longue hiérarchie de la littérature, avec ses prix, ses honneurs, ses distinctions diverses et futiles. L’homme est condamné à avoir des chefs, des grades, des échelons, jusqu’à faire des cauchemars de pyramides s’étalant à perte de vue. La pyramide, cette tare de l’homme socialisé contre laquelle j’oppose l’architecture en rhizomes. Pas d’idoles pas de maîtres, seulement des passeurs, des amis qui ne font qu’accepter une pensée originale sans jouer le rôle d’individus supérieurs. Une géographie sans centre, où chacun peut circuler sans entrave parmi les humains ; où chacun apprend à l’autre une parcelle de connaissance dans un échange mutuel. Être la voix du multiple en laissant parler les autres dans notre parole. Interpréter cette cacophonie pour en dégager du sens et une histoire, en commençant d’ailleurs par notre propre histoire. Réussir à voir les êtres et les choses en étant à la bonne distance.

Comment tenir un stylo lorsqu’à chaque instant un homme meurt d’une balle de fusil, ou de faim et de soif ? Monde de terreur où chacun se demande ce qu’il pourrait bien faire pour stopper la barbarie. Et pourtant le monde continue de tourner pendant que les politiciens somnolent dans les amphithéâtres. La littérature est une parole qui n’a pas de prise sur les choses. C’est une parole molle qui prend la forme du monde à son contact. Il est donc bien difficile de changer nos sociétés en écrivant des fictions romanesques. Nous sommes loin du discours performatif où dire c’est faire. Ici ce qui se dit n’a aucune incidence sur le réel. C’est avouer son impuissance à modifier le comportement du lecteur. C’est prendre en compte cet échec cuisant que ne connaissent pas les politiciens et les juristes pour qui une virgule transforme la vie de millions de gens. C’est écrire dans le sable juste avant la tempête. Tout s’efface… Je m’efface… Tout a disparu

© Serge Muscat février 2015.

Demain les posthumains ou pourquoi le futur a encore besoin de nous

Que va devenir l’humanité avec le développement croissant des machines ? Question lancinante que Jean-Michel Besnier se pose et dont il propose des réponses face à cette rencontre avec le non-humain. Pour lui, le non-humain est digne d’une morale et il nous présente une éthique des robots. Car les machines dont il parle sont douées des capacités d’interagir avec l’environnement comme les êtres vivants.

Les robots n’ont pas la capacité de souffrir, cependant rien n’empêche d’imaginer que dans les développements futurs les machines n’auront pas peut-être atteint une telle complexité qu’elles s’apparenteront à la complexité du vivant. C’est du moins ce dont parle l’auteur en tentant de prendre des exemples sur les technologies actuelles et leurs potentialités. Il reste toutefois prudent sur certains développements de la technique, comme par exemple l’escamotage du corps dans l’imaginaire transhumaniste. Dans le désir de fluidité, le corps devient encombrant à partir du moment où l’on peut uploader la pensée dans une machine. Une « deuxième vie » est possible lorsqu’on se débarrasse du corps. Ce corps qui nous fait prendre conscience de notre finitude. Une fois la conscience téléchargée dans une machine, nous voilà promus au rang des immortels !

D’autre part, pour Jean-Michel Besnier la transgression serait à la base de la culture. La culture est une transgression à l’endroit de la Nature. La Nature n’est pas clémente envers l’homme, contrairement à ce que pensait Rousseau. La culture est nécessaire pour libérer l’homme de l’emprise de la Nature. Et il est difficile de dire où s’arrête la culture et si elle ne doit pas totalement renverser la Nature en la désacralisant. La technique ne s’oppose pas de façon radicale à la Nature. Il y a en fait une intrication entre les deux. Et opter pour l’extrémisme est néfaste dans les deux cas pour l’homme.

L’androïde ou le cyborg ne puisent leurs sources que dans un désir ancestral de fabriquer des machines, des plus rudimentaires jusqu’aux plus sophistiquées. La différence c’est qu’en ce début de 21e siècle nous atteignons un stade encore jamais atteint auparavant. Le robot se rapproche de plus en plus de l’humain, jusqu’à créer un phénomène de malaise chez l’homme. Ce dernier cherche à faire ressembler la machine à son image, mais arrivé à un certain point il y a un mécanisme de rejet car l’homme se sent comme humilié. Il ne semble pas y avoir de limites à l’évolution des machines, et c’est ce qui commence à en inquiéter certains. Car, par exemple, dans une usine automatisée, l’homme devient un élément gênant et non nécessaire au bon fonctionnement des machines. De plus la technique concerne aussi le vivant avec les biotechnologies. Ainsi l’homme qui se croyait supérieur à la machine par le fait qu’il soit biologique en vient à être concurrencé avec des techniques comme le clonage.

L’externalisation de notre mémoire par la biais des machines informatiques est un danger pour la préservation de notre histoire. Les partisans du transhumanisme sont bien souvent des défenseurs de « la table rase », en pensant que le passé n’a plus rien à nous apprendre. Pourtant les archéologues sont tout autant utiles à la société que les ingénieurs et les informaticiens. Une civilisation sans passé est condamnée à l’errance. Pas d’identité individuelle et collective sans mémoire. Et une mémoire gérée informatiquement à la façon de Google serait totalement impropre à ne pas faire perdre une très grande quantité d’informations qui feraient par exemple défaut aux historiens.

A partir du moment où la conscience n’est plus le propre de l’homme mais également le fait des animaux et des machines, tout peut prendre une orientation différente. La conscience étant basée sur un système de rétroactions permanentes, rien n’empêche de concevoir une machine ayant ces caractéristiques. C’est du moins la thèse que défendent certains transhumanistes lorsque les machines auront atteint ce fameux seuil de la « singularité ». Le réseau Internet transforme la terre en gigantesque cerveau planétaire électronique.

Cette mésestime de soi, comme le dit Jean-Michel Besnier, pour aboutir à un cyborg dénué de toute métaphysique est-elle la suite logique de l’évolution de l’espèce humaine ? Il est bien délicat de s’avancer sur ce terrain glissant et incertain. Ce que l’on peut dire, néanmoins, est que l’homme va devoir apprendre à vivre avec des machines de plus en plus évoluées. Et de ce fait, il va lui falloir développer une nouvelle éthique qui prenne en considération ces machines. Ce n’est pas en tombant dans les extrémismes du tout écologique ou du tout technologique que l’homme réussira à trouver la bonne place dans la Nature. Tout est affaire de modération et c’est la juste mesure qui nous aidera à vivre en harmonie avec le vivant mais aussi avec les machines

© Serge Muscat – 2023

Gloire et déboires de l’intelligence artificielle

En cette année 2024 le coupable de nos futurs problèmes est l’intelligence artificielle. L’homme est ainsi fait qu’il aime pratiquer l’anthropomorphisme à outrance. Car cette intelligence artificielle n’a d’intelligence que le nom.

Ainsi fleurissent des logiciels de plus en plus variés que l’on appelle IA. Ces programmes répondent à des questions simples qui ne font en aucun cas intervenir une réelle créativité. Machine à imiter et à traiter de l’information, l’IA n’est qu’une aide comme l’est un traitement de texte. Et il serait illusoire de lui demander plus qu’elle ne peut effectivement faire.

L’apprentissage, cette spécificité du vivant, et particulièrement chez l’homme, n’est pas encore une caractéristique des ordinateurs. Et comment serions-nous capables d’inventer une machine qui égale l’humain alors que l’homme reste encore une énigme totale concernant ses facultés d’adaptation et de cognition. Aussi l’anthropomorphisme est-il une bévue en ce qui concerne l’informatique. L’homme construit et construira des machines différentes de lui-même et, de plus, mieux adaptées à différentes tâches. L’objectif n’est pas de remplacer l’homme par la machine, mais d’aider l’homme dans ses activités, sans qu’il y ait obligatoirement substitution. L’IA n’est qu’un outil qui reste supervisé par les concepteurs et les utilisateurs. Aussi est-il nécessaire pour optimiser les machines et les logiciels d’être le plus transparent possible. L’IA n’est après tout qu’un système expert évolué. Opter pour l’opacité du système c’est participer à une mythologisation de l’ordinateur. Cette mythologisation se produit au bénéfice de l’entreprise qui réalise le logiciel en faisant des profits. La plus grande clarté nécessite donc que les logiciels soient libres. On ne peut avoir une réelle confiance qu’avec des logiciels dont tout le monde peut voir le code source au sens large, c’est-à-dire aussi les sources de l’information qui est transmise. Ce n’est malheureusement pas encore le cas pour le moment.

Dès que ChatGPT fut opérationnel, des voix se sont élevées en disant que les élèves allaient tricher à l’aide de ce logiciel. Pour ce qui est des exercices à faire à la maison, les enseignants peuvent très bien intégrer dans leurs cours l’utilisation de ChatGPT et ainsi atténuer l’envie de tricher pour les exercices. D’une manière ou d’une autre, les élèves utiliseront l’IA pour avoir certaines réponses à leurs questions. Il est donc préférable de l’intégrer à l’enseignement. Il restera toujours le contrôle sur table pour vérifier les connaissances. Quant à réaliser un mémoire ou une thèse à l’aide de ChatGPT, ce n’est là que pure mirage. Un professeur s’en apercevrait tout de suite. Pour la bonne et simple raison qu’une IA ne possède pas d’intelligence ; ce n’est qu’un programme réalisé par des informaticiens. ChatGPT ne défend pas une thèse originale à une question posée. Il ne fait que reprendre ce qui a déjà été écrit sur un sujet. En cela ce n’est qu’une grosse encyclopédie et qui, de plus, fait des erreurs et ne donne que deux pages de résultat à une requête. Son seul atout est qu’il restitue rapidement une information.

Pour faire une recherche documentaire, par exemple obtenir des références bibliographiques, ChatGPT peut faire gagner du temps. Les réponses ne sont pas exhaustives ; elles permettront toutefois d’avoir des pistes pour orienter la recherche. C’est à ce genre de tâche que l’IA peut s’avérer utile. Un ordinateur ne philosophe pas ; il ne faut donc pas attendre plus que ne le peut la machine.

Une fois l’euphorie passée par les nouvelles performances de ChatGPT, d’autres IA verront le jour. Les concepteurs essaieront de les rendre plus fiables, notamment en les spécialisant afin d’être plus exhaustives sur un domaine donné. Si le vivant est constitué d’organes spécialisés, nous pourrions faire de même avec les logiciels concernant l’IA.

Nous sommes au tout début d’une nouvelle ère ; probablement construirons-nous des machines plus puissantes. Le seul écueil à éviter sera de ne pas remplacer nos anciens dieux par des ordinateurs, en ayant une pensée animiste

(© Serge Muscat – Février 2024)

Internet et le livre: deux éléments qui forment le grand fleuve de la lecture

Lorsque dans les années 80 est apparu le Minitel, tout le monde s’est écrié qu’avec cet instrument le livre allait disparaître. Or nous sommes aujourd’hui au web 3 et la consommation de papier imprimé n’a jamais été aussi élevée.

L’arrivée des écrans plats pourrait donner à penser que cette fois-ci la mort de l’imprimé est certaine. Pourtant nous constatons que les bibliothèques contiennent un nombre toujours plus important de livres, de magazines et de revues. Cette croyance en la disparition prochaine du papier depuis deux décennies tient pour une bonne part de la raison suivante : la pensée a une fâcheuse tendance à fonctionner par substitution. Ainsi, lorsque apparaît une nouvelle technologie, on pense la plupart du temps que celle-ci va faire disparaître la précédente. Or cela ne se déroule pas toujours ainsi. Il y a beaucoup plus d’ajouts, d’empilements, plutôt qu’un processus soustractif. Ainsi pour les différentes technologies de conservation des informations dont l’écriture, le papier reste présent malgré toutes les technologies qui lui furent greffées. Et les ordinateurs avec les imprimantes produisent des quantités considérables de documents. La pâte à papier est décidément plus coriace qu’on ne l’imaginait.

Internet, contrairement à ce que l’on a beaucoup dit, favorise le développement de l’édition traditionnelle. Le fait d’avoir la possibilité de commander des ouvrages ou des revues en ligne, permet de faire vivre tout un circuit de l’édition qui, sans Internet, ne pourrait pas exister. De ce fait, Internet ne se substitue pas au document papier et permet, au contraire, son extension. Des sites comme Amazon ont provoqué une véritable explosion de l’activité des services postaux qui acheminent les produits commandés. Et parmi ces produits, des livres, des magazines et des revues sont vendus. Internet intensifie donc la circulation des documents imprimés. Grâce à la visibilité sur la toile, une simple recherche dans un moteur de recherche permet l’augmentation des ventes de revues vers l’étranger.

Nous voyons donc qu’Internet et la publication papier sont complémentaires et que l’évolution de l’un fait progresser l’évolution de l’autre. Le papier disparaîtra totalement uniquement lorsque l’homme séjournera dans l’espace. L’homme sans livres traditionnels est donc pour le moment l’astronaute.

Génération GNU/Linux

Ceux qui ont fait leurs débuts en informatique avec le CP/M, puis MS/DOS pour ensuite passer à la série des Windows sont à l’écart de la nouvelle génération GNU/Linux. Malgré un certain ressentiment à l’égard de la firme de Redmond, ces utilisateurs conservent une certaine nostalgie à l’égard de Microsoft qui a bercé toute leur jeunesse.

Avec Linux il n’en est pas de même, car nous n’avons pas affaire avec la même génération d’individus. Ceux-ci sont quasiment nés avec Internet et les ordinateurs portables. Avides de savoir et de comprendre, la philosophie de l’open source et de la licence GPL les attire tout particulièrement. Ceci par le fait qu’ils peuvent devenir acteurs et créateurs en réalisant ou en améliorant les logiciels, ce qui n’est pas possible avec les logiciels propriétaires. Car le logiciel propriétaire est par nature incestueux et reste fermé aux innovations.

Les 90 000 développeurs de Microsoft sont peu nombreux face aux développeurs sous Linux qui existent dans le monde. De ce fait, la nouvelle génération curieuse de découvertes préfère le foisonnement des logiciels open source au cloisonnement des logiciels propriétaires qui mettent l’individu dans une situation passive. La logique de profit du logiciel propriétaire n’est pas en phase avec le logiciel collaboratif qui fonctionne sous Linux. Le logiciel open source vient s’inscrire dans une mouvance plus large qui va de l’altermondialisme à l’écologie dans une société où domine la notion de réseau. Car la création et l’évolution de Linux repose sur le réseau Internet où chacun peut participer à l’élaboration d’une portion de logiciel.

Par ailleurs, Linux favorise également les rencontres des utilisateurs par le biais d’organisations de colloques ou plus simplement de manifestations où les gens échangent des procédés qu’ils ont développés en utilisant Linux. Les fameux GUL (Groupes d’Utilisateurs de Linux – ou LUG en anglais) fleurissent un peu partout en permettant une participation active des utilisateurs. Ce qui bien entendu n’existe pas avec les utilisateurs de logiciels propriétaires qui ont tendance à être repliés sur eux-mêmes. Même si Microsoft réussit à passer en force dans les établissements scolaires, il n’empêche que de plus en plus d’écoles équipent leurs salles d’informatique avec Linux.

Qu’en est-il du modèle économique de Linux et du logiciel libre? Linux repose sur une économie de service. Quant aux divers paquets (ou logiciels) qui sont utilisés par Linux, leur économie repose sur le don et la collaboration de programmeurs bénévoles. Progressivement se développe une éthique du don. Les utilisateurs donnent de l’argent pour les logiciels dont ils sont satisfaits et dont ils souhaitent les voir évoluer. Chaque utilisateur ou institution donne selon ses moyens. C’est ce qui se passe par exemple avec le développement de l’interface graphique KDE.

Ainsi le modèle économique de Linux et des logiciels libres est-il totalement différent de celui des logiciels propriétaires, ces derniers reposant sur un système de rentes par le biais des brevets. Système de brevets que l’on retrouve en agriculture avec les OGM. Le logiciel libre participe donc à tout un courant de contestations sur la brevetabilité des productions humaines où des sociétés comme Microsoft fabriquent, selon les propos de Richard Stallman, des menottes numériques. Et le plus dramatique est que la plupart de la population ne prend pas conscience de ce phénomène. Certains vont même jusqu’à qualifier le logiciel libre d’informatique communiste.

L’informatique prenant une place sans cesse croissante dans les activités humaines, les utilisateurs ne veulent plus de logiciels brevetés et bridés. Ils aspirent à une liberté qu’apporte justement Linux et ses logiciels sous licence GPL. D’autre part, le système d’exploitation Linux est incomparablement plus performant que n’importe quelle version de Windows, il est bon ici de le souligner. Et ceci même les utilisateurs débutants l’entrevoient très rapidement.

Pour toutes ces raisons, une génération Linux est en train de naître rapidement, et qui laissera de côté les logiciels de la firme Microsoft

Voici quelques conférences données par Richard Stallman pour expliquer ce qu’est l’informatique libre: 1  3 .

© novembre 2008

Bruce Bégout, l’homme des friches et des architectures incertaines

(PDF)

Bruce Bégout reste dans le paysage intellectuel un auteur à part qui se préoccupe de choses que la plupart des écrivains trouvent insignifiantes. Ainsi il pose son regard sur des friches, des bordures d’autoroutes, des motels, des usines désaffectées pour nous montrer la précarité qui se cache derrière les paillettes, notamment dans les villes américaines. Avec lui les architectures s’écroulent et deviennent friches avant qu’elles ne soient définitivement terminées.

La ville américaine aux lumières tapageuses des néons qui clignotent pour interpeller les passants n’est en fait qu’un ersatz de ville où tout vacille dans la banalité extrême. Partout règne le factice et les faux plafonds, le tout dans un état délabré et produit en grandes séries. Comme le dis ait Henry Miller dans l’un de ses romans, pas une seule pierre n’est ajustée avec amour. Tout est de travers et les pavillons souffrent presque tous d’imperfections. D’autre part il existe une culture du nomadisme où les populations laissent tout pour déménager. Il n’y a pas cette sédentarité comme on la trouve en Europe. Ce qui fait que les banlieues pavillonnaires sont faites d’habitations bien souvent délaissées, du moins pour les banlieues les plus pauvres. Bruce Bégout remarque également que le motel est largement diffusé et que de nombreuses personnes vivent dans ces habitations précaires. Lieu de la banalité où tout se ressemble sans la moindre trace d’humanité. Villes sans histoire où tout est fabriqué dans l’urgence et le temporaire. Bien entendu, il y a des monuments qui rappellent que l’Amérique a tout de même une histoire, même si elle est courte. Mais dans l’ensemble beaucoup de choses sont temporaires. Lieu de fluidité des capitaux, les richesses et les faillites se succèdent à des cadences effrénées. Pas de stabilité dans l’empire du carton-pâte. Tout se fait et se défait au rythme des marchés. Aujourd’hui dans un pavillon, demain dans un mobil home. Rien ne dure vraiment. C’est aussi cela le pays de la liberté.

Dans le chapitre intitulé « L’envers du décor » de Zeropolis, l’auteur nous dépeint un univers fait de vapeurs d’essence qui, comme il le dit, « prennent à la gorge ». Toute la population est abrutie et est dans une torpeur « où s’entassent les quelques objets essentiels qui leur font croire que toute existence humaine doit être nécessairement accompagnée. » Nous sommes loin de la machine à rêves que nous proposent les studios de cinéma. La banalité et l’ennui sont au rendez-vous, au milieu d’architectures qui ne durent pas plus de vingt ans. Univers du contreplaqué, tout peut s’effondrer à n’importe quel moment. Friches à perte de vue, c’est à un monde sans âme que nous sommes confrontés. Pays du bricolage et du garage mythique, tout est sans cesse à réparer. Les parcs d’attraction tentent vainement de donner un sens à l’existence, mais dans cette artificialité les individus sentent bien que quelque chose ne va pas.

Cette démesure est sans substance ; Henry Miller s’en était déjà aperçu lorsqu’il habitait New York. Ce monde n’est pas à une taille humaine, tout y est vanité et désir de domination. Dépasser sept étages pour un immeuble est quelque part une chose malsaine. La verticalité dans son principe le plus large dénote une volonté d’asservir. Quant à l’empire du jeu c’est également l’empire du vice. Peuple de joueurs invétérés sous toutes les déclinaisons, Las Vegas rassemble tout ce qu’il y a de plus sordide dans les méandres de la nature humaine. Ça clignote de partout dans un déluge d’électricité en essayant de faire croire au joueur que la vraie vie est ici. Entreprise de flatterie narcissique, tout est prévu pour convaincre le joueur qu’il est dans le meilleur des mondes. Rien n’est impossible et le hasard sera présent au rendez-vous. Comme l’écrit Bruce Bégout « le ludique a pour but de domestiquer le désir originel et sans objet qui coule dans les veines de chacun. » Jouer jusqu’à en perdre la tête, emporté par les flux des lumières. Tel est le secret des salles de jeux. Dans l’étendue interminable des machines à sous, chacun tente sa chance en étant persuadé de gagner quelque chose. Leurre des salles de jeux où les joueurs parient sur l’impossible. Las Vegas avale les clients comme un serpent avale ses proies. Temple du factice et du mirage, les joueurs n’aperçoivent que les pâles reflets d’une réalité déformée. De plus Las Vegas est la plus grande décharge d’enseignes lumineuses. Comme l’écrit J.G. Ballard, « Las Vegas n’a jamais été rien d’autre que la plus grosse ampoule électrique du monde. » Et les joueurs sont attirés comme des papillons de nuit par cette monstrueuse ampoule située dans un désert. Architecture champignon qui a poussé dans le grand rien, au milieu de nulle part. Comme l’explique Bruce Bégout, tout est rouillé et dénaturé, c’est le règne du bancal et de l’incertain où tout peut s’écrouler à chaque instant. Et les joueurs ne font même plus attention à cette précarité chancelante d’une architecture rafistolée de partout. Rien n’a été prévu pour durer. C’est aussi cela le rêve américain : un amas de planches pour réaliser une maison en bois. Univers peuplé d’habitations de fortune que l’on ne peut même pas qualifier d’architectures comme on parle d’une cité antique à Rome ou à Athènes. Las Vegas n’est qu’un amas de tôles, de boulons et de matière plastique, le tout recouvert d’une peinture écaillée.

Bruce Bégout, dans ses divers écrits, nous dresse enfin un tableau saisissant de cette Amérique dont le cinéma fait rêver le monde occidental tout en nous cachant les réalités de la banalité de la vie quotidienne et de ses turpitudes. Comme Roland Barthes l’avait fait pour la presse people et la mode, Bruce Bégout démonte la mythologie américaine pour nous montrer la face cachée d’un pays à bout de souffle où règne derrière les paillettes des populations en difficulté et une vie dénuée de sens

© Serge Muscat – Septembre 2023.

Ça va très vite

Depuis le mouvement futuriste, la vitesse n’a cessé de s’accélérer. Ça va vite. Trop vite ? La course à l’innovation est devenue un bolide que personne ne semble pouvoir ralentir. J’observe tout cela avec perplexité en essayant d’entrevoir les limites. Car il y aura bien une limite ! Tout possède une limite. L’infini est un concept qui nous aide à comprendre l’inconcevable, mais sur notre planète tout est borné et possède des limites.

Je regarde l’euphorie des ingénieurs qui pensent défier la nature dans le toujours plus. L’idée de limite ne semble pas germer dans leur esprit. Ils possèdent la conviction que l’on peut faire toujours reculer les limites. La loi de Moore par exemple a été contournée en changeant les procédés de fabrication des transistors, et il en va ainsi de toutes les limites qui semblaient indépassables. Je me suis souvent demandé d’où provenait cette rage (il n’y a pas d’autre mot plus adéquat que celui-ci) de se surpasser dans tous les domaines. Rien ne semble arrêter l’esprit de perfectibilité. Persister dans son être, tel semble être le propre de l’homme. Cette volonté de puissance finira-t-elle par nous perdre ?

Les nouvelles mythologies

Nos ingénieurs participent activement à une nouvelle mythologisation du monde. Dans un discours qui se veut éloigné des réalités techniques et de terrain, toute une fiction métaphorique enrobe des technologies comme l’IA ou les robots « intelligents ». Un néopositivisme s’est instauré chez les techniciens et les ingénieurs qui ne réussissent pas à prendre conscience de leurs actes. Ils ont beaucoup de mal à contextualiser leurs créations et à prendre du recul. L’objet technologique se présente au regardeur dans un pur présent, tout en faisant toujours référence au futur. Dans leurs propos, il existe une positivité du futur, en ne se tournant jamais vers des dystopies possibles. Le discours de l’ingénieur relève presque du performatif : tout en parlant il fabrique ses objets toujours plus sophistiqués. Nous sommes passés des années 1960/70 d’une surabondance des formes à un minimalisme technique où tout se doit d’être compact, de renfermer un maximum d’énergie et de fonctionnalités sur des objets miniatures.

La mythologie des équipements retombe malheureusement aussi rapidement qu’elle s’est élevée. Au bout de quelques mois, le mythe s’épuise pour ne laisser la place qu’à un simple objet qui ne fait plus briller le regard. Une fois au rebut, il perd toute sa magie que quelques historiens des techniques feront revivre durant l’espace d’un livre ou d’une exposition.

Le vintage est, lui, un peu particulier. L’objet vintage, on l’aura compris, se situe dans une autre temporalité que le high tech. Le vintage fait appel à un âge d’or, à un paradis perdu, à un temps ayant atteint son point culminant dans un passé proche ou lointain, que l’on ne retrouvera, justement, que grâce à cet objet portant les traces de ce passé que l’on ne peut faire revivre. Il en est ainsi, par exemple, du disque vinyle représentant l’apogée du son analogique.

Par ailleurs, presque personne n’échappe à la pensée animiste, cette pensée des premiers âges de l’humanité. Et nous projetons dans les objets nos diverses croyances enfouies au plus profond de notre inconscient. Ainsi les ingénieurs trouvent-ils beaux les objets qu’ils fabriquent. Certains vont jusqu’à dire qu’une usine est jolie. Nous sommes donc là dans un relativisme total où l’esthétique d’une usine équivaut à l’esthétique d’une peinture.

Ingénierie et pensée fonctionnaliste

A partir du moment où l’ingénieur se positionne en tant qu’esthète, se profile alors un univers dont certains ne veulent pas. Si l’on s’est habitué à l’esthétique du Centre Georges Pompidou, il n’en reste pas moins que ce musée possède l’esthétique d’une vulgaire usine. C’est à cela que nous fait aboutir le triomphe de l’ingénieur. Le fonctionnalisme poussé à son paroxysme nous fait déboucher sur un monde inhumain.

Dans le fonctionnalisme tout doit être utile. Or ce qui est inutile est justement ce qui est indispensable. Ce qui est fonctionnel n’est pas esthétique. Se fondre dans la pure fonctionnalité est une illusion pour ergonomes. Une sculpture n’est pas ergonomique, elle est mieux : elle est esthétique. Évidemment les designers tentent de concilier ergonomie et esthétique mais ce n’est que rarement une réussite. Une sculpture de Giacometti n’est pas vraiment ergonomique. Ni celle d’un Tinguely. Pour les fonctionnalistes c’est l’adéquation de la forme et de la fonction qui crée l’esthétique. Et dans cette accélération croissante, le fonctionnalisme devient de plus en plus un critère important dans le choix des objets. Tout est réduit au fonctionnel. Du moins pour ce qui concerne la production industrielle.

La durée de vie des produits et les contradictions techniques

La durée de vie des produits est de plus en plus courte, et un mouvement contraire apparaît avec la possibilité de réparer les objets au lieu de les recycler. Les coûts énergétiques et de matière première sont ainsi amoindris au lieu de fabriquer toujours plus de jetable. Car les coûts de fabrication ne sont pas les seuls à prendre en considération, il y a aussi les coûts secondaires comme les problèmes de pollution et les crises écologiques.

Les machines finissent par s’emballer, tout va trop vite et il nous faut retrouver un rythme de vie et de consommation qui soit adapté aux nouvelles caractéristiques de la planète. Car la terre se modifie à force de l’exploiter sans retenue. Cette évidence n’est pourtant pas acceptée par tout le monde. Des discours d’autruches sont encore à l’œuvre dans le monde industriel. On fait appel à la technique pour résoudre des problèmes techniques qui produisent à leur tour d’autres problèmes techniques, et ainsi de suite. Nous sombrons ainsi sous une avalanche de problèmes à résoudre car les solutions trouvées ne sont pas les bonnes. Il en est de la technique comme des médicaments : il y a les effets secondaires et indésirables. Aussi est-il nécessaire de prendre tous les facteurs en considération. La société de consommation des produits jetables a abouti à l’homme jetable de l’ultralibéralisme ! Nous n’allons pas dans la bonne direction et nous transformons la société en cauchemar éveillé. La société n’est pas une startup. Elle est bien plus complexe qu’une simple petite entreprise. Les sciences sociales sont là pour nous le montrer. Et il se pourrait bien que nous ayons atteint la vitesse critique du progrès technique.

Que nous le voulions ou non, nous serons obligés de ralentir si nous ne voulons pas être confrontés à la catastrophe. Notre planète est finie et cette évidence finira par s’imposer aux esprits les plus réfractaires. Zygmunt Bauman, Bruce Bégout, et de nombreux autres auteurs nous ont déjà avertis du précipice qui nous attend si nous ne ralentissons pas. Espérons qu’ils seront entendus avant que la planète entière ne devienne une immense décharge publique

© Serge Muscat – Octobre 2023.