Traversée théorique sur le film « Les tontons flingueurs » de Georges Lautner

Le film Les tontons flingueurs, qui a eu un grand succès auprès des couches populaires, soulève de nombreuses questions. En effet, pourquoi ce film, dont le scénario a été écrit par Michel Audiard, a-t-il rencontré une telle adhésion du public de masse ? Ce film présente des gangsters qui gagnent bien leur vie dans des activités illicites, qui s’habillent et ont un mode de vie identique à celui du bourgeois, en utilisant cependant un langage populaire, l’argot, dont la création est le fruit du travail de Michel Audiard. Ainsi nous voyons la maquerelle, le trafiquant d’alcool et d’autres personnages qui sont tous occupés à des tâches illégales. Cependant ces personnages ont tous l’air « sympathiques » auprès des spectateurs. Et les dialogues de Michel Audiard sont également très appréciés du public. On pourrait se demander pour quelle raison ? Pour la raison simple, et qui crève les yeux tellement elle est affichée sans détours, que les gangsters, représentant en fait la classe ouvrière avec son parler populaire et argotique, peut vivre dans des conditions matérielles identiques à celles du bourgeois et même, d’une certaine manière, avoir les mêmes goûts. Ainsi ces gangsters rebelles, bien que semblant au premier abord contester l’ordre bourgeois, finissent en fin de compte à vivre, à se comporter et à adopter le même point de vue de ceux à qui ils paraissent s’opposer. Ils ne conservent que leur langage populaire, tout le reste étant calqué sur le mode de vie bourgeois.

Ainsi ce qui plaît au spectateur, c’est en quelque sorte la revanche sociale où des individus ont le même pouvoir économique que celui de la bourgeoisie, tout en imposant cependant la gouaille et l’argot populaires. Ce sont donc finalement deux cultures qui s’affrontent par le biais du langage. Mais elles ne s’affrontent pas totalement, car les gangsters sont par exemple habillés en costumes bien coupés, et le personnage joué par Lino Ventura possède chez lui des meubles typiquement bourgeois. Cela signifie donc qu’il partage tout de même certaines valeurs de la bourgeoisie. On pourra dire que ce n’est peut-être pas une totale adhésion aux canons de la culture bourgeoise et que ça peut être aussi une certaine forme d’ironie et de provocation à l’encontre du spectateur bourgeois, en lui signifiant que lui aussi peut s’acheter ce genre de meubles. Cependant il ne me semble pas que cela soit le cas dans le film.

D’autre part dans l’histoire qui est présentée au spectateur on y voit des cours d’anglais qui sont dispensés à la nièce du personnage joué par Lino Ventura. Ainsi on en revient en somme aux stratégies utilisées par la bourgeoisie qui finance par exemple un précepteur pour que l’enfant puisse apprendre certaines disciplines. Ces tontons flingueurs désirent donc au final que leur nièce parle un français que l’on pourrait dire « standard », au sens où c’est le langage utilisé par les professeurs et choisi aussi démocratiquement, et qu’elle apprenne également l’anglais.

Que peut-on déduire de ce qui a été dit ici jusqu’à présent ? On peut dire que ces contestataires de l’ordre bourgeois ne sont pas si contestataires que cela. Car en fait tout converge vers le souhait de vivre comme un bourgeois. Ainsi à la fin du film la nièce des tontons flingueurs se marie à un fils de banquier, le banquier n’étant pas particulièrement un prolétaire ni même un « petit » bourgeois. Il y a donc une sorte d’ascension sociale, puisque la société est structurée d’une manière pyramidale, où la nièce partage les valeurs de ce fils de banquier qui pratique des recherches de musique expérimentale et que le personnage joué par Lino Ventura ne semble pas apprécier.

Ainsi après avoir copié, sans même chercher à comprendre pourquoi, à part le fait de s’attribuer les mêmes objets que ceux qui détiennent le pouvoir et donc de vouloir aussi le même pouvoir, Lino Ventura, dans son rôle, se cogne à un mur culturel représenté par exemple par la musique faite par le fils du banquier avec de l’eau qui goutte à des robinets. Mais malgré tout, il se dit que c’est une bonne chose que cette nièce se marie avec un fils dont le père est dans la finance, et non par exemple avec un tourneur-fraiseur ou un peintre en bâtiment. Ce que le public populaire apprécie, sans en prendre totalement conscience, est le fait de voir accéder la nièce des gangsters à la haute bourgeoisie, tout en la contestant en même temps. Situation contradictoire où le spectateur souhaite devenir en quelque sorte comme ce banquier mais tout en refusant également tout ce qu’il représente. C’est ce que fait la vraie maffia lorsqu’elle tente de blanchir son argent en la plaçant dans des biens ou des activités dont s’occupent « les cols blancs ».

Ainsi ces tontons flingueurs sont d’une certaine manière des bourgeois malgré leur langage populaire qui pourrait amener à penser qu’ils œuvrent pour le mieux-être du prolétariat. Ils se comportent même d’une manière bien plus autoritaire qu’une certaine partie de la bourgeoisie. Le personnage incarné par Lino Ventura est une sorte de dictateur qui impose sa loi aux autres truands et qui finit par être « reconnu » par un banquier. Le public majoritairement populaire de ce film semble apprécier tout ce qui s’y déroule ainsi que la morale proposée par les personnages. L’idéal que propose Michel Audiard aux couches populaires est donc de devenir des bourgeois autoritaires. Et l’audience de ce film nous amène à penser que c’est ce que souhaitent les spectateurs. Ceux-ci et Michel Audiard sont donc en totale contradiction avec eux-mêmes. C’est ce que l’on pourrait appeler une forme d’aliénation, puisqu’ils veulent devenir des bourgeois tout en rejetant en même temps leur culture et la nature de leurs savoirs. Une aliénation qui au final produit le pire, c’est-à-dire un comportement et des idées franchement réactionnaires.

J’espère que ces quelques réflexions théoriques vous aideront à mieux voir ce que sont en fait les scénarios de Michel Audiard et son argot mythique. Il y a de fortes chances, si vous revisionnez Les tontons flingueurs, que votre interprétation soit modifiée après avoir lu ce bref article.

© Serge Muscat – Mars 2025.

Quelques problèmes du miroir et de la notion de répétition en littérature

Sur les médias de masse comme la télévision, la radio ou la presse, il est souvent mis en avant, dans la rubrique dite « culture », soit la littérature avec les romans, soit le cinéma de fiction ou alors également le théâtre, en laissant de côté tous les autres domaines qui font aussi partie de la culture. J’ai trouvé cela curieux et je me suis donc posé des questions. Qu’est-ce qui fait qu’il y a autant de romanciers et par exemple très peu d’anthropologues lorsqu’on présente la culture sur les médias de masse?Pourquoi cette modalité de la « connaissance » est-elle plus privilégiée plutôt que par exemple la sociologie ou la philosophie ? Je me suis alors posé une autre question qui est de savoir ce qui est commun à ces différents domaines ainsi qu’à d’autres. Essayons donc d’y voir un peu plus clair.

Le succès du roman, lorsqu’on parle de culture, est à mon avis lié au fait qu’il est facile d’accès, en utilisant un vocabulaire de la vie courante et n’utilisant que très peu de jargons spécialisés comme ceux utilisés par exemple en sciences sociales ou dans différentes branches des métiers divers qu’on trouve dans la société. D’autre part la littérature romanesque, par n’importe quel bout qu’on la considère, repose toujours en dernier ressort sur le procédé du miroir. Elle se veut être le miroir d’une réalité sociale qui, dans tous les cas, est filtrée par la subjectivité de l’auteur, mais que cet auteur considère cependant plus ou moins comme étant objective. Ainsi dans les narrations mêmes les plus imaginatives, l’auteur fait également appel à ce que l’on nomme le vécu personnel, ayant pour source la perception par ses cinq sens de ce que chacun dit être « la réalité ». Et le social est composé d’une multitude de réalités différentes. Le roman cherche à être dans tous les cas le miroir de cette fameuse réalité tout en n’utilisant pas un vocabulaire trop spécialisé. Un romancier ne va par exemple pas utiliser les termes parfois très obscures de la philosophie car il souhaite la plupart du temps se faire comprendre facilement. Et de plus le romancier « montre », plus qu’il n’essaie de tout expliquer. Il montre des personnages qui parlent et agissent, avec cependant une certaine intentionnalité, en essayant de faire comprendre au lecteur quelque chose qui lui semble important. Il travaille essentiellement, la plupart du temps, avec l’outil qu’est le miroir, en essayant par le biais du langage de faire refléter des personnages, des situations, des paysages, des objets, etc.

Mais de fil en aiguille on en arrive bien vite à se poser aussi des questions sur le langage. Car le langage est également, par sa nature, un outil qui se voudrait être l’image reflétée d’une certaine réalité perçue par les cinq sens. Et on voit rapidement la foule de questions que cela soulève. La perception est aussi importante que le langage pour comprendre le réel, et les deux cohabitent et se complètent. Pas de perception « juste », ou au moins une tentative de perception juste, sans langage, car le langage peut par exemple orienter l’attention dans notre perception, en décidant par exemple de regarder telle chose plutôt qu’une autre. Et le langage se nourrit également de la perception , lorsqu’on découvre par exemple une nouvelle particule en physique ou un nouvel animal non encore connu, on leur attribue un nom, un nom qui est arbitraire et qui aide à faire entrer cette nouvelle particule ou ce nouvel animal dans notre esprit, dans notre conscience, le tout interagissant dans une boucle systémique. C’est donc aussi pour cette raison que le cinéma, depuis son invention, a également un très grand succès à côté du roman. Car le cinéma se propose d’être aussi un reflet fidèle de la réalité sans passer uniquement par la répétition du langage comme dans le roman. Car le langage, comme l’a compris Jacques Derrida, est une sorte de répétition d’une réalité qui serait originelle. Ainsi lorsque je dis que je vois une pomme en utilisant le langage, cette pomme préexiste avant de la nommer et le langage vient donc en quelque sorte répéter avec des mots la réalité de la pomme qui est sur une table. Et le cinéma a la prétention de montrer directement cette réalité originelle par les sens de la vue et de l’ouïe, même si les personnages utilisent le langage dans les dialogues. Mais se pose alors la question de savoir si le réel reflété par la pellicule est aussi « vrai », complet et neutre que le réel perçu directement par nos sens et sans aucun intermédiaire, comme l’est par exemple la pellicule, lorsque nous faisons une ballade en forêt ou lorsque nous nous promenons dans la ville. Et de questions en questions, nous en arrivons aussi à regarder du côté du théâtre où le spectateur est confronté à une sorte de réalité brute et qui serait plus originelle, sans passer par l’intermédiaire d’un média quelconque en provocant « le contact direct » avec le public. Ainsi le metteur en scène et les comédiens se disent eux aussi tout autant porteurs et messagers de la réalité.

La littérature, le cinéma et le théâtre sont les domaines les plus représentés dans les rubriques « culture » car ils proposent une explication du réel tout en employant un langage pas trop abscon et spécialisé pour parler de l’homme. On dit d’un livre, quel qu’il soit, qu’il se lit par exemple « comme un roman » si son propos est clair et facile d’accès. Ceci cachant bien entendu aussi une grande complexité car le lecteur de romans et le spectateur de cinéma et de théâtre ne comprennent que ce qu’ils sont en mesure de comprendre sous l’apparente simplicité de ce qui leur est proposé. Mais cette simplicité est ce qui séduit le plus grand nombre, alors que des livres comme ceux de Jacques Derrida, de Jacques Lacan ou de Pierre Bourdieu, pour ne prendre que ceux-ci, sembleront d’un accès beaucoup plus difficile tout en traitant cependant des mêmes questions soulevées par le roman, le cinéma et le théâtre. C’est aussi ce qui explique le succès parfois vertigineux de certains romans ou de certains films. Alors que les livres par exemple de sociologie et de philosophie ont un tirage bien moindre, même si au final ils traitent des mêmes questions mais avec une approche, des outils et un langage spécialisé. Beaucoup de gens préfèrent par exemple regarder un film traitant de l’inceste tout en se « détendant » plutôt que de se plonger dans les livres de Freud qui traitent également de ce sujet parmi d’autres. Et regarder un film comme « Rencontre du troisième type » est plus agréable et a plus de succès que de lire ou d’écouter un astrophysicien qui tente lui aussi d’émettre des hypothèses sur la possibilité d’une vie ailleurs dans l’univers en ne s’aidant pas de la fiction cinématographique pour s’exprimer. Ou alors encore un roman de Proust a plus de succès pour traiter des questions de la mémoire et du temps humains que de lire par exemple un livre de Bergson qui traite également de ces sujets. Et le roman ne se cantonne pas uniquement aux questions soulevées par les sciences humaines, même si en bout de raisonnement on en vient toujours à l’homme car c’est lui et lui seul, de par le fait d’exister et d’attribuer un sens au monde alors que le monde pourrait exister sans l’homme mais il n’y aurait donc plus personne pour tenter de donner du sens à la réalité de l’univers (s’il n’y avait que des animaux sur Terre ces animaux prendraient « conscience » comme ils peuvent que d’autres animaux existent, sans toutefois s’apercevoir qu’ils sont sur une planète, etc, et vivraient paisiblement jusqu’à ce que se produise l’extinction du soleil) le roman peut traiter également des sciences dures comme le fait Aldous Huxley dans « Le meilleur des mondes » où il est question de nouvelles formes d’apprentissage et de génétique, de clonage donc à priori d’égalité totale entre les individus clonés, de justice sociale et de bien d’autres choses encore. Et dans le cas de la science-fiction, il est à remarquer qu’il y a de nombreux romanciers de ce genre de littérature qui ont aussi assez souvent également une formation aux sciences dures acquise durant leurs études. On peut dire que dans tous les cas, émettre une hypothèse par le biais de la fiction romanesque aura plus de succès auprès du public que de présenter cette hypothèse dans une forme aride dans un livre scientifique distribué par un nombre restreint de librairies.

(A suivre…)

Copyright Serge Muscat – mars 2025