Comment
parler d'Aragon sans être directement interpellé au plus profond de
nous-mêmes? Laissant délibérément de côté son engagement
politique, nous plongerons dans La mise à mort un regard profond.
« Une longue, une interminable lettre d'amour... » Vision
déchirée du réel auquel on ne peut se soustraire. Car « le
monde réel, vous avez beau le tourner dans tous les sens, c'est
encore le monde réel.
Bruce Bégout reste dans le paysage intellectuel un auteur à part qui se
préoccupe de choses que la plupart des écrivains trouvent
insignifiantes. Ainsi il pose son regard sur des friches, des
bordures d’autoroutes, des motels, des usines désaffectées pour
nous montrer la précarité qui se cache derrière les paillettes,
notamment dans les villes américaines. Avec lui les architectures
s’écroulent et deviennent friches avant qu’elles ne soient
définitivement terminées.
La ville américaine aux lumières tapageuses des néons qui clignotent
pour interpeller les passants n’est en fait qu’un ersatz de ville
où tout vacille dans la banalité extrême. Partout règne le
factice et les faux plafonds, le tout dans un état délabré et
produit en grandes séries. Comme le disait Henry Miller à son
époque dans l’un de ses romans, « pas une seule pierre n’est
ajustée avec amour ». D’autre part il existe une culture du
nomadisme où les populations laissent tout pour déménager. Il n’y
a pas cette sédentarité comme on la trouve en Europe. Il y a une
très forte mobilité. Ce qui fait que dans de nombreuses banlieues
pavillonnaires (puisque la banlieue est l’idéal américain pour
ceux qui « réussissent », en achetant par exemple une
très grande maison individuelle, contrairement à par exemple la
France où les gens aisés préfèrent habiter le centre des villes,
sont faites d’habitations bien souvent délaissées, du moins pour
les banlieues les plus pauvres. Bruce Bégout remarque également que
le « motel » est largement diffusé et que de nombreuses
personnes vivent dans ces habitations précaires qui sont spécifiques
aux États Unis. Lieu de la banalité où tout se ressemble sans la
moindre trace d’humanité. Villes sans histoire où tout est
fabriqué dans l’urgence et le temporaire. Bien entendu, il y a des
monuments qui rappellent que l’Amérique a tout de même une
histoire, même si elle est courte. Mais dans l’ensemble beaucoup
de choses sont temporaires. Lieu de fluidité des capitaux, les
richesses et les faillites se succèdent à des cadences effrénées.
Pas de stabilité dans l’empire du carton-pâte. Tout se fait et se
défait au rythme des fluctuations des marchés. Aujourd’hui dans
un pavillon, demain dans un mobil home. Rien n’est vraiment stable.
La ville de Detroit en est un bel exemple. C’est aussi cela le pays
de la liberté. Dans le chapitre intitulé « L’envers du décor » de
Zeropolis, l’auteur nous dépeint un univers fait de vapeurs d’essence qui,
comme il le dit, « prennent à la gorge ». Toute la
population est abrutie et se retrouve dans une torpeur « où
s’entassent les quelques objets essentiels qui leur font croire que
toute existence humaine doit être nécessairement accompagnée. »
Nous sommes loin de la machine à rêves que nous proposent les
studios de cinéma. La banalité et l’ennui sont au rendez-vous, au
milieu d’architectures qui ne durent pas plus de vingt ans. Univers
du contreplaqué, tout peut s’effondrer à n’importe quel moment.
Friches à perte de vue, c’est à un monde sans âme que nous
sommes confrontés. Pays du bricolage et du garage mythique accolé
aux maisons, tout est sans cesse à réparer. Les parcs d’attraction
tentent vainement de donner un sens à l’existence, mais dans cette
artificialité les individus sentent bien que quelque chose ne va
pas. Parcs d’attraction qui se développent aussi en France un peu
partout (Disneyland, mais aussi Asterix, etc). Cette démesure est sans substance. Henry Miller s’en était déjà
aperçu lorsqu’il habitait New York et en parle dans ses romans. Ce
monde n’est pas à une taille humaine, tout y est vanité et désir
de domination. Dépasser sept étages pour un immeuble est quelque
part une chose malsaine. La verticalité dans son principe le plus
large dénote une volonté d’asservir et surtout de briller, de
montrer sa puissance au reste du monde. Quant à l’empire du jeu
c’est également l’empire du vice. Peuple de joueurs invétérés
sous toutes les déclinaisons, Las Vegas rassemble tout ce qu’il y
a de plus sordide dans les méandres de la nature humaine. Les jeux
vidéos sont nés aux États Unis, là est leur source. Le plus
dangereux étant les jeux d’argent, qui pourtant ne sont interdits
nulle part, où les individus perdent parfois toute leur vie et
toutes les ressources de leur travail en pensant gagner plus, alors
que les mathématiques statistiques démontrent que les phénomènes
d’authentique hasard (comme le Loto en France) ne font en fait
qu’enrichir ceux qui organisent ces jeux (la française des jeux
pour ce qui nous concerne), mais c’est le même processus dans les
casinos avec la roulette, etc.
Ça clignote de partout dans un déluge d’électricité en essayant de
faire croire au joueur que la vraie vie est ici. Phénomène que l’on
retrouve dans d’autres grandes capitales. Entreprise de flatterie
narcissique, tout est prévu pour convaincre le joueur qu’il est
dans le meilleur des mondes. Rien n’est impossible et le hasard
sera présent au rendez-vous. Comme l’écrit Bruce Bégout « le
ludique a pour but de domestiquer le désir originel et sans objet
qui coule dans les veines de chacun. » Jouer jusqu’à en
perdre la tête, emporté par les flux des lumières. Tel est le
secret des salles de jeux. Dans l’étendue interminable des
machines à sous, chacun tente sa chance en étant persuadé de
gagner quelque chose. Leurre des salles de jeux où les joueurs
parient sur l’impossible. Las Vegas avale les clients comme un
serpent avale ses proies. Temple du factice et du mirage comme toutes
les salles jeux, qui du reste existent également en europe à une
plus petite échelle, les joueurs n’aperçoivent que les pâles
reflets d’une réalité déformée. De plus, Las Vegas est la plus
grande décharge d’enseignes lumineuses note Bruce Bégout. Comme
l’écrit J.G. Ballard, « Las Vegas n’a jamais été rien
d’autre que la plus grosse ampoule électrique du monde. » Et
les joueurs sont attirés comme des papillons de nuit par cette
monstrueuse ampoule située dans un désert. Architecture champignon
qui a poussé dans le grand rien, au milieu de nulle part. Comme
l’explique encore Bruce Bégout, tout est rouillé et dénaturé,
c’est le règne du bancal et de l’incertain où tout peut
s’effondrer à chaque instant. Et les joueurs ne font même plus
attention à cette précarité chancelante d’une architecture
rafistolée de partout. Rien n’a été prévu pour durer, même
s’il existe tout de même des monuments d’une certaine solidité.
C’est aussi cela le rêve américain : un amas de planches
pour réaliser une maison en bois (la conquête de l’ouest).
Univers peuplé d’habitations de fortune, qui sont parfois montrées
au cinéma, avec tout de même une tendance à ne pas trop les mettre
en évidence, que l’on ne peut même pas qualifier d’architectures
comme on parle d’une cité antique à Rome ou a Athènes. Las Vegas
n’est qu’un amas de tôles, de boulons et de matière plastique,
le tout recouvert d’une peinture écaillée. Bruce Bégout, dans ses divers écrits, nous dresse enfin un tableau
saisissant de cette Amérique dont Hollywood fait rêver le monde
occidental et également l’orient, tout en nous cachant les
réalités de la banalité de la vie quotidienne et de ses
turpitudes. Comme Roland Barthes l’avait fait pour la presse people
et la mode en démontant la mythologie mise en œuvre par ces
magazines, dont un de ses ouvrages bien connu s’appelle justement
« Mythologies » et également celui intitulé « Le
système de la mode », Bruce Bégout démonte la mythologie
américaine pour nous montrer la face cachée d’un pays à bout de
souffle où règne, derrière les paillettes, des populations en
difficulté et une vie dénuée de sens pour beaucoup de gens, avec
un président actuel qui, pourrait-on dire, saccage le pays.
Copyright Serge Muscat – avril 2025.
1Cf.
Bruce Bégout, Zéropolis.
L'expérience de Las Vegas, Paris, Allia, 2002.
Lorsque nous regardons les
adaptations faites au cinéma des romans de James Bond écrits par
Ian Fleming, le spectateur est souvent sous la fascination d’un
déluge technologique. Ainsi lui sont montrés des gadgets à
profusion et des hommes qui dominent le monde par l’intermédiaire
de la technologie. Il y a en quelque sorte une bonne technologie,
celle que possède James Bond, et une mauvaise technologie, celle qui
sert à asservir l’humanité et dont s’empare le méchant
combattu par James Bond.
Il
est à remarquer que l’objet de chaque mission entreprise par
l’agent secret est d’empêcher l’appropriation par le méchant
d’une nouvelle technologie qui, dans les mains de ce dernier, nuira
à la société. Ainsi on comprend assez rapidement que la
technologie en elle-même n’est pas forcément négative et
porteuse de dystopie, et qu’elle dépend avant tout de
l’utilisation qui en est faite par l’homme. Dans la plupart des
technologies réalisées, rarement sont réellement pensées les
utilisations et les conséquences qui sont engendrées par ces
technologies. La quête de la nouveauté et de l’innovation pour
l’innovation sont avant tout le moteur de celui qui innove, comme
ceux qui font de l’art pour l’art avec le simple objectif de
faire du nouveau.
Ainsi
dans les films de James Bond c’est le méchant qui révèle
l’utilisation possible d’une technologie à laquelle son créateur
n’avait pas pensé. L’utilisation faite par le méchant de la
technologie est toujours détournée et différente de celle imaginée
par son créateur. Par exemple les médias de masse sont utilisés
pour diriger l’opinion de la planète, et non pour éclairer le
citoyen. Ou alors un fanatique partisan de l’eugénisme veut
utiliser certaines inventions pour faire disparaître une partie des
hommes et ne conserver qu’un groupe d’élus qui, selon lui, sont
les plus aptes à perpétuer une espèce humaine parfaite.
Ainsi,
sans être vraiment de la science-fiction, les James Bond
questionnent le rôle et l’utilité de la techno-science dans la
société. Et l’utilité de cette dernière est toujours positive
entre les mains de James Bond, alors qu’elle est destructrice entre
les mains de celui qui joue le rôle de méchant et qui incarne le
mal. Bien utilisée, cette techno-science semble utile et capable de
résoudre de nombreux problèmes tout en étant porteuse d’espoir.
Contrairement aux films qui traitent de la dystopie, la
techno-science est envisagée comme une sorte de fin ultime de
l’humanité. Du reste les James Bond se terminent toujours avec une
note d’espoir où l’amour et le bien triomphent sur le mal. Et ce
bien est du côté de la technologie et de ceux qui la font.
Nous
retrouvons là l’utopie américaine, mais aussi de nos jours
mondiale dans une certaine mesure, que la technologie va résoudre
tous les problèmes de la condition humaine, et qu’elle va lui
faire accéder à ce fameux bonheur dont tout le monde parle et dont
personne ne sait exactement ce qu’il est, de quoi il est constitué.
James Bond est donc une apologie de la techno-science, comme les
transhumanistes voient en cette dernière le salut pour l’humanité.
Quant à savoir ce à quoi serait confronté l’homme qui réussirait
à devenir immortel par le biais de la technologie, c’est une
question que ne semblent pas se poser les transhumanistes.